Title: Les préjugés nécessaires
Author: Émile Faguet
Release date: October 23, 2025 [eBook #77112]
Language: French
Original publication: Paris: Société française d'imprimerie et de librairie, 1911
Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

ÉMILE FAGUET
De l’Académie Française
PARIS
SOCIÉTÉ FRANÇAISE D’IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE
ANCIENNE LIBRAIRIE LECÈNE, OUDIN ET Cie
15, rue de Cluny, 15
1911
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Ouvrages de M. Émile Faguet
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
| Seizième siècle. — Dix-septième siècle. — Dix-huitième siècle. — Dix-neuvième siècle, études littéraires, quatre volumes in-18 jésus, brochés | 3 50 | 
| Chaque volume se vend séparément. | |
| Politiques et Moralistes du dix-neuvième siècle. Trois séries, formant chacune un volume in-18 jésus, broché | 3 50 | 
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| Politique comparée de Montesquieu, Rousseau et Voltaire. Un vol. in-18 jésus, troisième mille | 3 50 | 
| Propos littéraires. Cinq séries, formant chacune un volume in-18 jésus, broché (chaque volume se vend séparément) | 3 50 | 
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| Le Libéralisme. Un volume in-18 jésus, huitième mille, broché | 3 50 | 
| L’Anticléricalisme. Un vol. in-18 jésus, septième mille, broché | 3 50 | 
| Le Socialisme en 1907. Un vol. in-18 jésus, huitième mille, broché | 3 50 | 
| Le Pacifisme. Un vol. in-18 jésus, troisième mille, broché | 3 50 | 
| Le Féminisme. Un vol. in-18 jésus, broché | 3 50 | 
| Discussions politiques. Un vol. in-18 jésus, broché | 3 50 | 
| La Démission de la Morale. Un volume in-18 jésus, broché | 3 50 | 
| En lisant Nietzsche. Un volume in-18 jésus, cinquième mille, broché | 3 50 | 
| Pour qu’on lise Platon. Un vol. in-18 jésus, broché | 3 50 | 
| Amours d’hommes de lettres. Un volume in-18 jésus, cinquième mille, broché | 3 50 | 
| Simplification simple de l’orthographe. Une piqûre in-18 jésus | 0 60 | 
| Madame de Maintenon Institutrice. Un volume in-12, orné d’un portrait, 3e édition, broché | 1 50 | 
| Corneille. Un vol. in-8o Illustré, 9e édition, broché | 2 » | 
| La Fontaine. Un vol. in-8o Illustré, 11e édition, broché | 2 » | 
| Voltaire. Un vol. in-8o illustré, 8e édition, broché | 2 » | 
| Discours de réception à l’Académie française, avec la réponse de M. Émile Ollivier. Une brochure in-18 jésus | 1 50 | 
| Réponse de M. Émile Faguet au discours de réception de M. René Doumic. Séance de l’Académie française du 7 avril 1910. Une brochure in-18 jésus | 1 » | 
| Cours de poésie française. Leçon d’inauguration. Une piqûre | 0 50 | 
Les Préjugés nécessaires
C’est encore une question si l’homme est né pour la société, si l’homme est un animal social. Incontestablement il en a l’air, puisqu’on n’a point rencontré, si ce n’est de façon tout exceptionnelle et accidentelle, un homme vivant isolé, ni même un homme vivant solitairement en famille, entouré strictement de sa femme et de ses enfants, comme un oiseau. L’homme a incontestablement l’air d’être né pour vivre en société.
Cependant on peut réfléchir à ceci. L’homme, s’il ne ressemble pas aux animaux insociaux, ne ressemble pas non plus aux bêtes sociales, aux bêtes formant des sociétés animales, et c’est à quoi l’on n’a pas assez réfléchi. Parmi les animaux il y en a qui ne vivent que familialement, mâle, femelle, petits. Ils ne sont pas sociaux. Il y en a qui vivent en société : fourmis, abeilles. Les premiers sont très éloignés du type humain ; mais les autres n’en sont pas moins éloignés ; car l’instinct social est chez eux si fort qu’il n’y a plus à proprement parler d’instinct individuel et qu’on peut douter s’il y a une âme de fourmi et s’il n’y a pas seulement une âme de la fourmilière, si la fourmi est un animal ou si ce n’est pas la fourmilière qui en est un, si l’abeille est un animal ou si elle n’est pas seulement un organe de cet animal : la ruche.
Donc, ou insociaux et incomparables à l’homme, ou tellement plus sociaux que l’homme qu’ils sont également incomparables à l’homme ; voilà les animaux que nous connaissons.
Il y a des intermédiaires. Il y a les animaux grégaires, qui ne vivent pas en sociétés, qui n’ont pas d’organisation sociale, mais qui vivent en troupes et qui obéissent, d’une façon accidentelle, à des impulsions communes. Les moutons ne sont pas organisés en société, mais ils aiment à se suivre, et en cas de danger ils se groupent et se serrent les uns contre les autres. Les hirondelles se réunissent en société, soit d’une façon accidentelle, soit d’une façon intermittente. En cas de mésaventure de l’une d’elles, elles lui prêtent toutes secours et se prodiguent pour elles en bons offices. Aux époques de départ pour d’autres climats, elles se constituent en société très réglée et très disciplinée.
C’est aux animaux grégaires beaucoup plus qu’aux animaux insociaux ou aux animaux sociaux que l’homme ressemble. Il a des instincts sociaux qu’il laisse volontiers dormir tant que la société dont il fait partie n’est pas en danger, qui se réveillent, quelquefois très énergiques, quand cette société court un péril. Il a des instincts individuels, très ombrageux, qui font qu’il souffre très vivement des exigences de cette société ou seulement de son existence quand elle n’est pas en danger et qu’il ne se sent pas engagé dans un danger qu’elle court. Les sociologues qui ont assimilé la société à un organisme, à un grand animal et qui ont assimilé l’homme à une cellule, d’abord ont été convaincus de parfaite inexactitude scientifique ; ensuite ont révolté l’homme, qui ne veut nullement être réduit au rôle d’un polype dans un polypier et qui s’écrie comme Michelet : « Qu’on me rende mon moi ; j’y tiens. »
Ceux mêmes qui ont dit seulement : « Ce ne sont pas tant les biens qu’il faut socialiser ; il faut socialiser les personnes », ont révolté également et du reste ont ouvert quelques yeux fermés en faisant bien comprendre, par la netteté redoutable de la formule, que celui-là qui socialise les biens, socialise du même coup les personnes et que celui-là qui ne veut pas qu’on socialise ses biens acquis, ou à acquérir, est un homme qui ne veut pas qu’on socialise sa personne et qu’on le fasse rouage d’une machine.
Ainsi constitué, individualiste très net et très jaloux, répugnant au phalanstère, répugnant au couvent, répugnant à la communauté, sans laquelle, remarquez-le bien, il n’y a pas de véritable société, mais seulement un commencement de société, un essai de société, seulement de quoi en faire une ; répugnant à tout cela, même dans les sociétés antiques, qui comparées aux nôtres sont ultrasociales ; est-ce que vraiment l’homme est un être né pour la société, πολιτικόν ζῶον, par sa nature même ?
Par sa nature même, je ne crois pas. Il me semble être né pour être un animal familial et aussi, mais tout au plus, grégaire ; familial, c’est-à-dire vivant avec sa femme et ses enfants jusqu’à ce que ses enfants soient élevés ; grégaire, c’est-à-dire reconnaissant les autres hommes comme des congénères et s’associant à eux, leur donnant secours et recevant d’eux assistance en cas de danger. En le considérant dans les traits généraux de sa nature, qui doivent nous donner l’image de sa nature primitive, il n’y a rien de plus.
Rousseau en ce point a raison, qui s’obstine à démontrer que la nature nous a faits pour être sauvages. Il n’a tort, comme nous le verrons plus loin, que quand il croit que l’état social est né par hasard. Il a raison en pensant que l’homme a pu vivre très longtemps à l’état purement familial ; il a même raison très probablement, en supposant que l’homme a vécu effectivement des siècles en cet état.
Mais, sans aller plus loin, comment même est-il devenu animal familial (ce qui revient à se demander comment a-t-il existé) ? Locke prétendait que l’homme primitif s’attachait à une femme, comme les autres animaux, par désir sexuel puis pour nourrir les petits jusqu’à ce qu’ils n’eussent plus besoin de soins, et c’est-à-dire, à la différence des autres animaux, pendant un temps extrêmement long, les premiers nés étant suivis d’autres avant que les premiers pussent pourvoir à leur subsistance, donc la mère n’étant jamais abandonnée, toujours rattachée de nouveau à l’homme pendant un temps qui pouvait être de vingt ou trente ans : les enfants non élevés, de l’un à l’autre, font la chaîne ; et de cette chaîne l’homme et la femme sont attachés l’un à l’autre.
Sans m’arrêter à cette idée qu’il n’y aurait même pas besoin de cela, puisque nous voyons des animaux dont les petits sont complètement élevés en quatre mois, comme les hirondelles, pratiquer la monogamie ; sans m’arrêter à cette idée, parce que l’homme se montre tellement polygame dans la période historique qu’il est probable qu’il l’était à l’état primitif et avait besoin, pour rester familial, de la nécessité d’élever les jeunes, nécessité qui, comme on a vu, se prolongeait indéfiniment ; je trouve l’idée de Locke parfaitement juste.
Rousseau la conteste. Il croit que « les mâles et les femelles s’unissaient fortuitement, selon la rencontre, l’occasion et le désir, et se quittaient avec la même facilité ».
— Mais alors l’humanité n’a jamais existé ; car la femelle rendue mère est morte de faim pendant les huit jours qui ont suivi son accouchement !
« — Non, dit Rousseau : vous raisonnez sur les faits de l’état nature avec vos idées d’homme moderne. La mère à l’état de nature est debout dès le lendemain de son accouchement, cherche et trouve sa pâture et allaite son enfant d’abord pour son propre besoin, puis, l’habitude le lui ayant rendu cher, pour son besoin à lui, et sitôt qu’il a la force de chercher sa pâture il ne tarde pas à quitter sa mère… »
Ici, Rousseau rencontre Locke et il le réfute ainsi : « M. Locke prouve tout au plus qu’il pourrait bien y avoir dans l’homme un motif de demeurer attaché à la femme lorsqu’elle a un enfant ; mais il ne prouve nullement qu’il a dû s’y attacher avant l’accouchement et pendant le temps de la grossesse. Si telle femme est indifférente à l’homme pendant ces neuf mois, si même elle lui devient inconnue, pourquoi la secourra-t-il après l’accouchement ? Pourquoi lui aidera-t-il à élever un enfant qu’il ne sait pas seulement lui appartenir et dont il n’a ni résolu ni prévu la naissance ?… L’un s’en va d’un côté et l’autre de l’autre, et il n’y a pas apparence qu’au bout de neuf mois ils aient souvenir de s’être connus… Une autre femme peut donc contenter les nouveaux désirs de l’homme aussi commodément que celle qu’il a déjà connue et un autre homme contenter de même la même femme, à supposer qu’elle soit pressée du même appétit pendant l’état de grossesse, de quoi l’on peut raisonnablement douter. Que si dans l’état de nature la femme ne ressent plus la passion de l’amour après la conception, l’obstacle à sa société avec l’homme en devient encore plus grand, puisqu’alors elle n’a plus besoin, ni de l’homme qui l’a fécondée ni d’aucun autre. Il n’y a donc dans l’homme aucune raison de rechercher la même femme, ni dans la femme aucune raison de rechercher le même homme. Et le raisonnement de M. Locke tombe en ruine. »
Il tombe peut-être en ruine ; mais alors je me demande comment l’humanité a existé ; car Rousseau a beau dire, une femme, au dernier terme de sa grossesse et dans les jours qui suivent son accouchement, trouve difficilement sa pâture.
— Aussi beaucoup succombent-elles ; mais il suffit que quelques-unes subsistent pour que l’humanité subsiste elle-même, à très peu d’exemplaires d’abord, à un plus grand nombre ensuite.
— Soit ; mais alors je demanderai seulement comment la famille a commencé d’être. Dans le système de Rousseau il n’y a pas de raison pour qu’elle commence jamais, pour qu’une première famille existe jamais. Un jour que l’on demandait cela à Renan, sous cette forme : « Comment la société a-t-elle commencé ? » il répondit : « Mon Dieu, par hasard. Le hasard a beaucoup de part dans l’existence des choses.
— Mais encore ?
— Eh bien, il s’est trouvé un anthropoïde, qui, pendant que sa femelle était en gésine au fond d’une grotte, s’est placé à l’entrée, a arraché un sapin et a dit : « Personne n’entrera ! — Il avait créé la famille, la société, la patrie, la civilisation, la morale, Dieu… C’était un bon chimpanzé… » — Le ton dont il le dit, je ne puis pas l’écrire.
Voilà qui est bien et parfaitement certain du reste. Mais Renan n’avait pas expliqué comment et pourquoi le bon chimpanzé s’était attaché à sa femelle avant les douleurs de l’enfantement, depuis la conception jusqu’au terme. Il avait, comme Locke, esquivé la principale difficulté.
Il est bien certain pourtant que quelques hommes primitifs, quelques-uns au moins, sont restés auprès de leurs femmes primitives depuis la première rencontre jusqu’à l’accouchement. Mais pourquoi y sont-ils restés ? D’abord peut-être par simple esprit de retour à la chose goûtée. Il est vraisemblable que le primitif, comme encore le paysan, soit beaucoup moins polygame que l’homme civilisé et revienne à la femme qu’il a connue d’abord, comme à la source connue d’un plaisir ; et quand Rousseau le voit courant à une autre, il fait précisément ce qu’il reproche à ses adversaires ; il raisonne sur les êtres primitifs en homme de civilisation. Mais encore, comme je suis très convaincu de la polygamie foncière du sexe masculin, ainsi que je l’ai déjà indiqué, je ne donne cette raison que comme vraisemblable.
Il faut tenir plus de compte de l’habitude, qui, par elle seule, qui par elle-même, ramenait sans doute assez naturellement l’homme à la première femme qu’il eût connue. Cette raison, en vérité, serait suffisante.
Et enfin et surtout, à quoi il est bizarre que Rousseau n’ait pas songé et à quoi Locke, sans le dire, tant c’était simple, a dû penser, c’est la nécessité même ou la quasi-nécessité qui attachait l’homme à sa pauvre compagne. Rousseau ici encore raisonne sur l’état primitif avec les données de la civilisation, ce qu’il reproche à Locke et à Hobbes. Il voit l’homme primitif A fécondant la femme B, puis passant à la femme C, et ainsi de suite ; mais pour que cette « papillonne » fût si facile, il faudrait que les hommes primitifs fussent très rapprochés les uns des autres, et déjà la société serait fondée ; il faudrait qu’elle le fût. C’est une société déjà existante et depuis longtemps que, sans y réfléchir, Rousseau se figure. Ce qu’il faut se figurer, ce sont de vastes déserts où les hommes vont errant et se rencontrent assez rarement. Beaucoup meurent sans avoir procréé, comme des insectes dans un bois. Deux individus du sexe différent se rencontrent ; ils ne connaissent qu’eux de leur espèce. Ils s’unissent. Par attrait persistant, habitude, besoin de secours mutuel, ils ne se quittent pas. Voilà l’union qui dure depuis l’époque de la conception, jusqu’à celle de l’accouchement. A cette époque, chez l’homme la pitié intervient, comme dans l’hypothèse de Renan, et la peur de perdre une amie, une compagne et une esclave. Aussitôt après la naissance de l’enfant, l’amour maternel s’éveille chez la mère, si fort, que l’homme, se sentant abandonné, abandonne lui-même, très souvent, la mère et l’enfant. Mais souvent aussi l’habitude prise et la peur de la solitude retiennent le père. S’il reste, l’amour paternel s’éveille chez lui à voir l’enfant grandir, être amusant, lui ressembler. D’autres enfants surviennent. Le père reste toujours. Voilà une famille fondée.
D’autres existent, clairsemées, séparées les unes des autres par des vallons, des plaines et des montagnes ; mais il y a des familles humaines sur la terre.
Les plus nombreux, parmi les humains, sont encore ceux qui errent çà et là, s’accouplant au hasard et dont la progéniture périt presque toujours en bas âge ; mais il existe des familles humaines sur la terre. — Dès que la famille existe, il y a hostilité de ceux qui sont en famille contre ceux qui restent errants, plus errants, car tous le sont encore, et qui sont un danger pour les relativement sédentaires, qui peuvent violenter, maltraiter leurs femmes, les enlever, etc. La famille contient déjà l’hostilité de la société contre l’individu. Je ne dis pas qu’elle contienne la société, je dis qu’elle contient déjà un des sentiments qui seront caractéristiques et constitutifs de la société.
Voilà donc l’homme à l’état familial, comme beaucoup d’autres animaux, mais avec cette particularité très importante que par la nécessité d’élever des enfants qui s’élèvent très lentement, il est en état familial prolongé et qu’au lieu d’être en état familial annuel, il est en état familial décennal, quindécennal, vigintennal. En un mot, il est marqué naturellement pour avoir la même femme jusqu’au moment où elle ne procrée plus, et alors pour l’abandonner et la laisser mourir ; plus probablement, si l’on tient compte d’une si longue habitude, pour la garder jusqu’à sa mort à lui ou jusqu’à sa mort à elle.
L’homme est naturellement créé pour la famille persistante, prolongée et permanente. C’est l’être familial par excellence. Ce qui chez certains animaux, comme les hirondelles, formant un couple indissoluble, ne paraît qu’un goût et n’est imposé par aucune nécessité, est pour l’homme au moins une quasi-nécessité naturelle. Il souffre à s’y soumettre ; mais il souffre à s’y dérober.
Plus à s’y dérober qu’à s’y soumettre ? Cela dépend des caractères. Mais il souffre à s’y dérober.
Il suffit pour que la famille soit un fait très général et qui, dès qu’il existe, par l’avantage qu’il donne à l’homme familial, à l’homme entouré des siens, sur l’homme isolé, tend à devenir universel.
Mais voici déjà un grand changement. La famille tend à fixer l’homme, à faire de l’homme, d’être errant, un être sédentaire. Je dis seulement qu’elle tend à cela. Car c’est bien dit s’il le peut, et encore faut-il qu’il soit très errant pour chercher sa nourriture. Mais, pour nourrir la femme quand elle est immobilisée ou à peu près par l’enfant en bas âge ; pour nourrir l’enfant qui ne marche pas ou marche mal, l’homme est forcé de s’ingénier à s’écarter peu, à s’écarter le moins possible. Certes, la Genèse a parfaitement raison de dire que Dieu a mis l’homme primitif dans un jardin. Il ne faut pas rire de cela. Cela signifie que la terre primitive, non épuisée par l’homme, était tellement productive en fruits de toute sorte que l’homme n’avait pas besoin d’expéditions de chasse, d’expéditions de pêche et d’expéditions de cueillettes, excessives et violentes, pour se nourrir. Sans doute encore, en réaction contre Lucrèce et contre le tableau trop tragique que le grand poète nous trace de la condition des premiers hommes[1], Rousseau a relativement raison de nous assurer que les hommes n’avaient pas tant à craindre de la dent des bêtes féroces généralement peu agressives ; sans doute encore il a bien raison de dire que la femme est une espèce de sarigue et que, pouvant porter ses enfants dans ses bras, elle n’est pas aussi immobilisée par la maternité qu’on l’a si souvent prétendu.
[1] Lucrèce, du reste, ne laisse pas de supposer la condition des premiers hommes comme relativement facile, et, somme toute, il est plus optimiste que moi à cet égard :
Quelquefois même Lucrèce fait le même raisonnement que Rousseau sur l’état de nature, supérieur à certains égards à l’état de civilisation, et sur les maux que la civilisation apporte avec elle :
C’est exactement l’argumentation vingt fois répétée de Rousseau.
Tout cela est juste et explique que l’homme ait pu vivre et vivre en famille. Mais n’est-il pas évident que, pour la recherche seulement de sa commodité, l’homme père de famille a dû tout de suite songer à se mobiliser le moins possible ? De là ses essais de domestication des animaux et ses essais d’agriculture. Il s’est aperçu qu’il y avait des animaux que l’on pouvait traire et que l’on pouvait manger sans courir après à travers la terre, que l’on pouvait avoir près de soi et traire à l’heure opportune et tuer et manger au moment utile, à la condition d’être plusieurs et de combiner et d’alterner les efforts de surveillance, de sorte que la domestication des animaux, née de l’existence de la famille, en confirme et en augmente la nécessité.
Il s’est aperçu qu’il n’y a qu’une saison des fruits et qu’ils se conservent mal et que l’hiver est une saison où l’on meurt ; et il s’est avisé de mettre de côté certaines graines qui se conservent mieux que les fruits, puis de mettre ces graines dans la terre, à sa portée, pour les récolter plus facilement à l’époque où elles ont fructifié. Et c’était, après la domestication des animaux, la domestication des végétaux.
Cette domestication, plus encore que la précédente, nécessitait une famille nombreuse, et plus encore que la précédente, née du besoin d’être un peu fixe, fixait davantage, et cette fois d’une façon définitive ; et encore, née des besoins familiaux, persuadait d’augmenter la famille en étendue, d’augmenter le nombre des enfants et, le nombre des enfants augmentant, rendait plus forte cette chaîne qui unissait l’homme à la femme depuis le premier enfant né jusqu’au vingtième et consolidait la famille prolongée jusqu’à la faire indissoluble.
La famille a créé la domestication et l’agriculture, et la domestication et l’agriculture le lui ont bien rendu, en la faisant de plus en plus prolongée, de plus en plus nombreuse, de plus en plus permanente, en tant que de plus en plus nécessaire. La nature a fait l’homme cueilleur, trayeur, chasseur, pêcheur. La quasi-nécessité de la monogamie a créé la famille. La famille a fait l’homme berger et agriculteur.
Voilà l’homme familial, entouré d’enfants, entouré de troupeaux, cultivant la terre, habitant des cavernes, et comme il n’y en a pas assez et qu’elles sont assez mal placées, construisant pour lui, pour ses enfants et pour ses troupeaux des cavernes artificielles à travers les plaines ; voilà l’homme familial.
— Mais l’homme social, je ne le vois pas.
— Moi non plus ; il n’est pas né et je ne vois absolument aucune nécessité pour qu’il naisse. Locke (et tant d’autres) croit que la société est née de la famille. Je ne vois pas du tout pourquoi elle en serait née. Il n’y avait aucune nécessité à cela. L’homme primitif devenant familial, l’homme familial devenant berger et agriculteur, voilà qui est nécessaire ou quasi nécessaire ; l’homme familial devenant homme social, il n’y a à cela nécessité d’aucune sorte.
Ai-je besoin de dire qu’au contraire ? L’homme familial, entouré de ses enfants, de ses petits-enfants, de ses troupeaux, de ses chiens et de ses champs, voit dans tout homme qui n’appartient pas à sa famille un étranger qui peut devenir un ennemi, un demi-ennemi, pour lequel il n’a aucune espèce de sympathie, avec lequel il n’a ni aucun intérêt à entrer en société, ni aucune envie de s’associer. Tout au plus — la bonté étant le luxe des hommes forts et la pitié le luxe des hommes forts qui se souviennent d’avoir été faibles ou qui songent qu’ils peuvent le devenir, — tout au plus assistera-t-il l’étranger errant qui sollicitera sa pitié ; car la pitié, nullement l’instinct social, est naturelle à l’homme. Rousseau a très bien vu cela et a très judicieusement cité Juvénal :
Tout au plus il fera cela en faveur d’un être qui lui paraîtra être de la même nature que lui, et point dangereux ; quant à s’associer à tel autre patriarche qui, au delà de l’horizon, vit de la même façon que lui, il n’y a à cela aucune raison soit d’intérêt, soit de sensibilité, soit de nécessité des choses, aucune. Je ne comprends absolument pas les philosophes qui ont fait dériver la société de la famille ; je ne comprends que leur erreur, qui consiste, encore, à raisonner sur les états primitifs avec des idées de civilisés, et, parce que les sociétés actuelles sont des réunions de famille, à croire que de la famille élargie est née la première société antique. L’homme familial, non social, est un produit nécessaire, ou quasi nécessaire, de la nature de l’homme, de la façon dont les femmes enfantent et de la façon dont les enfants s’élèvent ; l’homme familial, berger, agriculteur, patriarche ; mais les choses naturelles s’arrêtent là.
De quoi donc est née la société ? De la guerre. C’est la guerre qui a contraint à l’état social l’être humain qui de soi n’y avait aucun goût et ne pouvait y avoir aucun goût. C’est la guerre qui a fait de l’être familial un être social et qui, de ce fait, a presque complètement changé sa nature et a substitué en lui des sentiments absolument factices à ses sentiments naturels, à ces sentiments naturels que nous avons démêlés et reconnus au cours de l’analyse qui précède ; c’est la guerre qui a fait l’homme que nous connaissons, que nous coudoyons tous les jours et que nous sommes.
Mais de quoi est née la guerre elle-même ? De la multiplication des êtres humains, multiplication que l’état familial avait assez rapidement produite. Lorsque, par la prolification considérable, ignorée aux temps de sauvagerie proprement dite, les familles ne furent plus isolées, séparées les unes des autres par de larges espaces de terre incultes, mais se rapprochèrent et se touchèrent dans telle ou telle région, « quand les héritages, comme dit Rousseau, se furent accrus en nombre et en étendue au point de couvrir le sol entier et de se toucher tous, les uns ne purent plus s’agrandir qu’aux dépens des autres et les surnuméraires… furent obligés de recevoir ou de ravir leur subsistance de la main des riches [disons simplement des possesseurs] et de là commencèrent à naître, selon les divers caractères des uns et des autres, la domination et la servitude ou la violence et les rapines. »
Laissons de côté ceux qui reçoivent ; ils ne troublent rien ; ils constituent seulement une catégorie de sous-hommes ; mais ceux qui ravissent, ceux qui tentent de vivre de rapines, constituent une catégorie d’ennemis. L’ennemi est né. Pour se garantir contre lui, la famille suffit longtemps ; elle est forte, elle est, sans organisation sociale, légale, très bien organisée ; mais peu à peu, à mesure que le nombre des installés augmente, le nombre des surnuméraires augmente aussi et ils forment de véritables armées errantes qui prétendent vivre des produits du sol qu’ils ne cultivent point, qu’ils voudraient cultiver peut-être et qu’ils ne peuvent pas cultiver.
Ils sont très forts contre chaque famille ; mais il ne faut pas à chaque famille beaucoup d’esprit pour comprendre qu’ils seraient assez faibles contre plusieurs familles réunies. De là l’idée d’association interfamiliale. De là des rudiments de société. On se groupe temporairement pour la défense avec délibération et entente des chefs de famille, avec élection, quelquefois, d’un chef militaire pour commander les hommes valides et refouler les maraudeurs.
Ceci est l’état grégaire, de l’humanité. Il n’y a pas société ; il y a associations temporaires, intermittentes, presque éphémères, aux moments de danger seulement, comme il y a groupement des moutons contre le loup.
Peu à peu, l’humanité devenant plus dense, le nombre des surnuméraires augmente et le danger, d’intermittent et rare, devient fréquent, et de fréquent permanent. La défense aussi doit devenir permanente et l’association accidentelle devient société continue. On établit des lois, un droit qui n’est que la consécration des choses existantes, considérées comme devant subsister et qui n’est donc que la force régularisée ; on établit des interprètes des lois, soit contre les surnuméraires qui pour vivre sur le bien des autres voudraient user de violence, soit contre les surnuméraires qui pour vivre sur les biens des autres voudraient user de ruses ; on établit un conseil de délibérateurs et de législateurs ; on établit un ou plusieurs chefs de la peuplade considérée comme force armée. La société est fondée, la société existe.
Mais d’autres sociétés, exactement pour les mêmes raisons, se sont fondées ailleurs. De ces sociétés les unes sont plus riches, les autres sont plus pauvres, les autres sont plus fortes en nombre, les autres plus faibles que la société que nous considérions jusqu’ici. De ces sociétés l’une qui est plus pauvre, habitant un pays moins fertile, ou qui est plus riche mais qui est ambitieuse, tente de s’emparer des terres, tout ou partie, de la nôtre. Il faut se défendre, non plus contre les antisociaux, mais contre telle ou telle société, antisociale à l’égard des autres. Renforcement de la nécessité de défense, renforcement de la nécessité de cohésion et de concentration sociales.
Il y a plus : celui qui n’attaque jamais étant toujours attaqué au moment favorable à son antagoniste, la nécessité se montre bientôt de faire la guerre au moment qui nous est favorable à nous, et c’est-à-dire de se défendre en attaquant. Ce temps venu, la guerre est virtuellement permanente, et parce qu’elle est permanente elle rend la société non seulement permanente, elle l’était, mais sociale à l’état aigu, pour ainsi parler, c’est-à-dire concentrée et ramassée sur elle-même, toujours, avec le maximum de tension.
Et alors renversement de toutes les valeurs ; ce n’est plus l’agriculteur patient et paisible qui est l’homme le plus utile à la société, c’est l’homme exercé aux armes ; ce n’est plus l’inventeur d’une nouvelle charrue, c’est l’inventeur d’une arme nouvelle ; ce n’est plus le laborieux doux, charmeur de bêtes de trait ou de bêtes de somme, c’est l’intrépide, l’homme d’élan et d’impétueuse saillie, etc.
C’est donc la guerre qui a créé l’état social et disons tout de suite qui le maintient ; car si la crainte de la guerre n’existait pas, l’homme, ne voyant plus l’intérêt de l’existence de la société et n’éprouvant plus que les gênes qui lui viennent d’elle, éliminerait très vite l’instinct social, tout artificiel, et reviendrait très vite au simple instinct familial, lequel est naturel, ou tout au plus à l’instinct grégaire. La guerre est le fondement même de la société. C’est ce que bien des philosophes, Hobbes et Proudhon entre autres, ont mis en lumière, nul plus fortement, plus magistralement, plus invinciblement que M. Anatole France dans la fameuse page que tout le monde connaît, mais qu’on n’aura jamais assez citée : « Les vertus militaires ont enfanté la civilisation tout entière. Industrie, art, police, tout sort d’elles. Un jour des guerriers armés de lances de silex se retranchèrent, avec leurs femmes et leurs troupeaux, derrière une enceinte de pierres brutes. Ce fut la première cité. Ces guerriers bienfaisants fondèrent ainsi la patrie et l’État. Ils assurèrent la sécurité publique ; ils suscitèrent les arts et les industries de la paix qu’il était impossible d’exercer avant eux. Ils firent naître peu à peu tous les grands sentiments sur lesquels l’État repose encore aujourd’hui ; car avec la cité ils fondèrent l’esprit d’ordre, de dévouement et de sacrifice, l’obéissance aux lois et la fraternité des citoyens. Le dirai-je ? Plus j’y songe et moins j’ose souhaiter la fin de la guerre. J’aurais peur qu’en disparaissant, cette grande et terrible puissance n’emportât avec elle les vertus qu’elle a fait naître et sur lesquelles tout notre édifice social repose encore aujourd’hui. Supprimez les vertus militaires, et toute la société civile s’écroule. Mais cette société eût-elle le pouvoir de se reconstituer sur de nouvelles bases, ce serait payer trop cher la paix universelle que de l’acheter au prix des sentiments de courage, d’honneur et de sacrifice que la guerre entretient au cœur des hommes. »
En créant l’état social, la guerre a donc profondément changé la nature de l’homme, et l’homme social n’est pas un homme naturel ; l’homme social est un être artificiel qui est, sinon le contraire de l’homme naturel, du moins extrêmement différent de lui. La nature n’ayant aucunement destiné l’homme à la société, c’est avec raison que l’on oppose la société et la nature comme antinomiques, et c’est ce qui explique que l’homme, si souvent, se trouve double et sent une partie de lui-même se tourner et se retourner contre lui. C’est que, double, il l’est en effet. Il l’est comme une libellule que certaines circonstances auraient forcée à vivre en abeille ou comme une fourmi que certaines circonstances auraient forcée de vivre comme une araignée. Cela ne va pas jusque-là, puisque libellule et fourmi mourraient, et l’homme est très souple ; c’est l’animal qui se plie le plus facilement à tous les entours et à tous les climats, par conséquent sans doute, et les faits le prouvent, à toutes les manières de vivre ; mais il n’en est pas moins qu’il s’écarte de sa nature en vivant en société tout autant, au moins, qu’on s’écarte de soi en obéissant, non plus à une nécessité interne, mais à une nécessité extérieure. Qu’il fût propre à cette nécessité, c’est évident, puisqu’il s’y est accommodé ; mais ce n’est pas à dire qu’il y fût disposé.
J’ai connu un homme qui me représentait bien l’homme. Il était professeur et il ne savait pas parler ; il était professeur et il n’avait pas d’autorité sur ses élèves ; il était professeur et il ne savait pas, au besoin, improviser des idées ; il était professeur et il ne savait pas traduire la pensée d’un auteur en la mettant à la portée de ceux à qui il parlait. Il a été professeur cependant et estimé ; mais il a bien souffert. Il l’a été parce qu’il avait des facultés générales à peu près adaptables au métier ; il a bien souffert parce qu’il n’avait pas la vocation. L’homme est ainsi ; il a des capacités d’être social, mais il n’en a pas la vocation. Et il souffre.
Or, pour se plier à l’état social, l’homme a dû se créer un instinct. Il a dû se créer un instinct social. Ce que l’abeille a reçu des mains mêmes de la nature, il a dû se le donner à force d’énergie, de patience, de résignation vigoureuse et aussi, ce qui lui a facilité la tâche, à force d’instinct d’imitation, dernier élément sans lequel, je crois, il n’aurait pas réussi. L’hérédité a fait le reste qui a rendu très aisée, il faut le dire, l’adaptation des derniers venus. Mais l’hérédité est naturellement contrariée par l’atavisme, qui reproduit dans l’homme moderne certains traits de l’homme primitif. Lombroso et Nietzsche me semblent parfaitement raisonnables quand ils considèrent le méchant, le malfaiteur, le criminel, l’être insocial, comme un arriéré et un homme des premiers temps de l’humanité.
— Et l’homme des premiers temps de l’humanité était, selon Rousseau, le plus doux des animaux.
— Et Rousseau et Nietzsche et Lombroso sont au fond parfaitement d’accord : le criminel est un homme des premiers temps de l’humanité, contrarié par le monde social où il est forcé de vivre ; en soi, il n’est qu’insocial et né pour la cueillette, la chasse et la pêche ; contrarié par ses entours, il est insocial violemment, ce qui est tout naturel.
Cet instinct social que l’homme est forcé de se donner pour vivre dans la société antinaturelle et nécessaire se compose d’un certain nombre de croyances, axiomes, doxies, parfaitement nécessaires aussi ; mais qui ne sont vraies ou prouvées vraies que par le besoin que les hommes en société ont éprouvé de les avoir et qu’il n’aurait pas — pour la plupart — ou qu’il aurait à un moindre degré, s’il n’était pas forcé d’être animal social.
Les unes sont des croyances qu’il avait déjà, qu’il pouvait avoir, quelques-unes qu’il devait avoir, dans l’état grégaire, dans l’état familial et même dans l’état errant ; mais l’état social les a confirmées et corroborées ; — les autres ont été créées de toutes pièces par l’état social lui-même.
Ce sont ces croyances que j’appelle des préjugés nécessaires. En les appelant préjugés, je n’entends point dire qu’elles soient fausses ; j’entends dire que les hommes, en grande majorité, les acceptent sans preuves et, inconsciemment, par le seul besoin qu’ils sentent qu’ils en ont, les acceptent et les professent non a ratione, mais ad usum, avec, du reste, un sentiment si profond, quoique confus, de leur utilité, qu’il n’y a rien, tant que l’instinct social dure, à quoi ils croient plus fortement, avec quoi ils soient plus fort en état, non seulement d’adhésion, mais d’adhérence.
Les préjugés nécessaires sont des vérités ou des erreurs dont les hommes ont besoin pour vivre en société, que le besoin de vivre en société leur impose comme attachées à lui-même et comme des formes de lui-même ; ce sont des aspects divers de l’instinct social, lequel n’est lui-même qu’un besoin non primitif et qu’une nécessité historique ; il ne faut pas les prendre, comme on fait souvent, pour des suggestions ou des formes du vouloir vivre ; ils sont des suggestions ou des formes ou des aspects du vouloir vivre socialement, et c’est pour cela qu’ils changent, se métamorphosent, se substituent les uns aux autres, fléchissent et se relèvent, etc. ; tandis que s’ils étaient des formes du vouloir vivre, ils seraient, au moins, beaucoup moins variables et auraient quelque chose de permanent et d’éternel.
En les passant en revue, ou en passant en revue les principaux, il faudra s’attacher à distinguer ceux qui sont uniquement des formes de l’instinct social, des formes du vouloir vivre socialement ; — ceux qui ne sont pas ou ne semblent pas être des formes du vouloir vivre socialement, mais qui ont été inventés par l’instinct social comme des auxiliaires excellents du vouloir vivre socialement ; — ceux enfin qui sont ou semblent être des formes du vouloir vivre, proprement dit, mais qui, pris par l’instinct social comme formes du vouloir vivre socialement, ont revêtu, sous cette espèce, un caractère nouveau, particulier, quelquefois très différent.
L’amour de la vie est une forme du vouloir vivre, s’il n’est le vouloir vivre lui-même, et je néglige les distinctions subtiles quand elles n’ont pas d’utilité, et l’on peut assurer sans crainte qu’il existait avant l’invention sociale ; mais l’invention sociale en a fait une chose sienne et très différente de ce que probablement il était. L’amour de la vie chez le primitif est le désir d’action ; car on ne se sent vivre que dans l’action ; et le désir de vivre longtemps. Ces deux désirs se contredisent ; car à se jeter dans l’action on risque d’abréger sa vie, et à vouloir prolonger sa vie on la traîne dans une timidité déprimante. L’homme primitif est partagé entre ces deux sentiments et tantôt se jette dans l’acte périlleux avec ivresse, tantôt se ramène à la vie calme et circonspecte.
Mais « le grand trompeur », pour parler la langue de Schopenhauer, de Hartmann et de Renan, « le grand trompeur qui nous pipe en vue d’une fin transcendantale qui nous dépasse infiniment », lui conseille plutôt la seconde de ces deux existences. L’impulsion serait plutôt de mener la vie « courte et bonne », c’est-à-dire de la mener en toute ardeur et en toute expansion tant qu’elle vaut, et ceci même, quoique impulsif, serait assez raisonnable ; car travailler pour sa vieillesse, c’est-à-dire pour un temps qui probablement ne viendra pas, c’est « travailler pour l’incertain », comme dit Pascal. Travailler pour l’incertain, sacrifier le présent qui est sûr à l’avenir qui n’est qu’une hypothèse, c’est précisément à quoi le grand trompeur nous convie.
En langage moins mythologique, l’instinct d’épargne l’emporte tellement — souvent du moins — sur l’instinct de dépense qu’il fait qu’on joue ; puisque travailler pour l’incertain n’est pas autre chose que jouer ; qu’il fait qu’on joue pour soi-même contre soi-même.
Dans les deux cas du reste, dans celui de vie intense et dans celui de vie d’épargne, il y a amour de la vie, et probablement, amour égal de la vie.
Or l’amour de la vie consistant, en tant qu’idée, à croire que la vie est belle, est très vraisemblablement une illusion. Il y a une duperie à nous faire croire que la vie est belle, si quelqu’un nous y fait croire ; il y a auto-suggestion séductrice si nous y croyons de nous-mêmes, et dans ce cas c’est de nous-mêmes que nous sommes dupes. Quelque chose en nous, comme chez les animaux et les végétaux, veut que nous vivions, et à cause de cela nous nous persuadons que la vie est belle. Jean Paul a bien dit cela : Nous aimons la vie, non parce qu’elle est belle, mais parce qu’il faut que nous l’aimions, et puis nous faisons ce raisonnement : nous aimons la vie, donc elle est belle. » Tout être animé peut dire de la vie ce que Musset a dit de la Muse :
L’amour de la vie, sous ses deux formes, est donc un de ces préjugés que j’appelle préjugés nécessaires naturels et dont la société s’empare pour en faire des préjugés nécessaires sociaux. Voyons ce qu’elle en fait.
Elle le prend sous ses deux formes et elle l’altère sous ses deux formes. Elle dit à l’homme : « Tu veux vivre et tu as raison. Tu veux vivre d’une façon intense, tu es dans le vrai ; tu veux vivre d’épargne, tu es dans une autre catégorie du vrai. Seulement c’est collectivement que tu vivras d’une façon intense et c’est collectivement aussi que tu vivras d’une vie d’épargne. La cité a besoin de vivre longtemps, très longtemps, éternellement. Pour cela elle a besoin de travailleurs patients, tenaces, économes, parcimonieux, qui « vivent d’épargne et de travail », comme dit Bossuet. Vous serez ces hommes-là. Elle a besoin aussi d’êtres énergiques qui se jettent dans le danger sans hésitation et sans calcul du risque, quand elle est en péril. Vous serez aussi ces hommes-là. Ayez l’amour de la vie, sous ses deux formes, dans la patrie. Aimez à vivre longtemps, si vous voulez, mais surtout aimez que la patrie vive longtemps ; aimez-vous vivant longtemps dans la patrie vivant toujours ; transposez votre amour de la vie longue. »
« Et vous aimez la vie intense ; vivez intensément dans les limites, assez restreintes, il est vrai, où je le permets ; mais comptez sur les occasions que je vous donnerai ou qui viendront, de vivre intensément pour la patrie en danger ; transposez votre amour de la vie violente ; réservez, en somme, cet amour et les forces qu’il vous donne pour les moments où la patrie vivra précisément de cette vie-là. »
Ce qu’il faut remarquer, c’est que la société tient ce double langage à tous ; elle ne dit pas aux économes de la vie : vivez d’épargne ; et aux prodigues de la vie : vivez prodigalement. Elle dit à tous : selon les circonstances et selon mes besoins, vivez intensément ou vivez d’épargne. Elle contrarie donc tout le monde, les uns qu’elle retient et réprime dans les temps de paix, et les autres qu’elle aiguillonne dans les temps de guerre ; elle force toujours, en somme, chacun à aimer la vie de la façon qu’il ne l’aime pas.
— Alors, tout compte fait, elle détruit l’amour de la vie.
— Non tout à fait, mais un peu, et c’est précisément ce qu’elle veut. Elle prétend transposer l’amour de la vie de l’individu à la cité, transformer l’amour de la vie personnelle en amour de la vie collective ; pour cela, il faut que l’individu aime beaucoup moins la vie personnelle, sous quelque forme que ce soit ; il faut que l’amoureux de vie dangereuse « vive en bon citoyen dans le sein de sa ville » pendant les temps de tranquillité et que le paisible bourgeois devienne un héros dans les temps de crise.
Elle y réussit du reste assez bien, parce que l’animal humain est assez souple pour se métamorphoser ainsi et pour vivre collectivement avec d’éternels regrets de ne pouvoir vivre personnellement et des retours furtifs, à peu près quotidiens du reste, vers la vie personnelle.
Elle fait plus : elle transforme l’amour de la vie en amour de la mort pour la vie ; elle transforme l’amour de la vie personnelle en amour de la mort personnelle pour la vie collective. Le sentiment au fond est resté le même, c’est toujours le vouloir vivre. Seulement c’est le vouloir vivre social substitué au vouloir vivre personnel. Le héros qui meurt pour sa cité dit ceci : « Je veux vivre ; j’aime la vie ; mais je vis si socialement que c’est dans la mort de la cité que je mourrais et qu’assurant la vie de la cité par ma mort, je vis, je vis immensément ; je satisfais immensément mon vouloir vivre. »
Pour bien voir que c’est bien le sentiment primitif très transformé, mais encore le sentiment primitif, songez au suicide à motif personnel. C’est par amour de la vie qu’on se tue ; c’est par un désir de soulagement qui n’est pas autre chose que désir de bonheur, et désir de bonheur et amour de la vie se confondent parfaitement. L’homme qui se tue ou espère obscurément une autre vie où il sera débarrassé des maux de celle-ci — ce que j’ai toujours eu tendance à croire, parce que l’homme ne peut guère se figurer le néant, se figurer lui-même anéanti — ou veut éprouver dans l’instant qui le délivre un bonheur intense, incomparable, d’être délivré. C’est toujours l’essence même de l’amour de la vie, à savoir l’amour du bonheur :
« Tous les hommes, dit Pascal, recherchent d’être heureux…, jusques à ceux qui vont se pendre. »
Or l’acte du héros qui meurt pour sa patrie est un suicide à raison collective. Sa mort, c’est vivre intensément, une minute, pour la vie collective et dans la vie collective de la cité.
Voilà ce que la société fait d’un instinct personnel et comment elle l’altère, le transforme et le transfigure. Voilà l’histoire d’un préjugé nécessaire naturel devenant, puis devenu préjugé nécessaire social. L’amour de la vie personnelle devient amour de la vie sociale, par une suite d’abdications : s’il était amour de la vie d’épargne, devenant, plus ou moins, mais forcé de devenir et devenant amour de la vie intense ; s’il était amour de la vie intense, devenant, plus ou moins, mais forcé de devenir et devenant amour de la vie d’épargne ; enfin, dernière abdication, allant jusqu’à se renoncer et devenant, à force d’amour de la vie sociale, l’amour de la mort personnelle.
La société disloque l’homme et le retourne du recto au verso ; elle force les hommes différents de caractères à échanger partiellement leurs caractères entre eux, de manière à former un caractère commun de la cité ; elle les force enfin à se préférer quelque chose et quelque chose qui n’est ni une épouse ni un enfant ; et à se préférer cela jusqu’à y sacrifier la vie, ce dont on n’avait pas même l’idée dans la vie familiale et ce qui est une révolution radicale ; si radicale, quand on y songe, qu’on rit de l’argument toujours opposé aux révolutionnaires radicaux : « mais il faudrait pour cela changer la nature humaine ! » — Mon Dieu, ce ne serait pas la première fois qu’elle aurait été changée.
Nous voici, cette fois, comme je crois, en présence d’un préjugé nécessaire social, d’un préjugé nécessaire inventé par la société elle-même.
Le libre arbitre est la croyance que j’ai que quand je fais quelque chose, je le fais parce que je le veux. Je pouvais ne pas le vouloir, et ce quelque chose n’aurait pas été. Est-ce que je veux ramasser cette pierre et la jeter ? Si je ne le veux pas, elle restera à sa place et un fait qui aurait pu être n’aura pas été. Si je le veux, elle sera ramassée, élevée, jetée à une certaine distance ; et un fait qui aurait pu ne pas être aura été.
Je suis donc créateur de faits. Il dépend de moi que, dans le monde, des faits existent ou n’existent pas. Je suis créateur, je suis faiseur de miracles ; car un miracle c’est un fait qui n’était pas contenu dans un fait précédent et nécessité par lui, qui pouvait et qui devait ne pas être et qui n’a été que parce qu’il a été créé de rien par une volonté ; je suis faiseur de miracles, je suis créateur, je suis Dieu. — Il n’est pas impossible.
Seulement c’est invraisemblable. Il se peut que ce soit une illusion. Il se peut que ce soit — il faut toujours revenir à l’admirable formule de Spinoza — l’illusion psychologique d’un être qui se saisit comme cause et qui ne se saisit pas comme effet, qui se saisit comme agent et qui ne se saisit pas comme agi, qui se saisit comme actif et qui ne se saisit pas comme passif, qui, chaînon dans la chaîne continue, voit le chaînon qui le suit et ne voit pas le chaînon qui le précède et dès lors croit le chaînon qui le suit produit par lui et ne songe pas à se croire produit par le chaînon qui le précède.
Mais pourquoi ne nous saisirions-nous pas comme produits, comme effets, comme agis ? Parce que nous avons les yeux devant la tête et non pas derrière la tête ; parce que nous allons en avant et non pas en arrière. Ce que nous appelons un effet, c’est ce qui vient après quelque chose et qui nous semble en provenir parce qu’il y succède. Le post hoc ergo propter hoc nous domine. Or, quand nous nous considérons nous-mêmes, tout ce qui vient après nous, prévu par nous, nous le considérons comme venant de nous, ce qui est vrai, mais comme venant de nous première cause ; tandis qu’il vient de nous cause de lui mais effet d’autre chose ; tandis qu’il vient de nous chaînon entre lui et ce qui nous précède ; tandis qu’il vient de nous effets nous-mêmes d’une cause qui elle-même était effet d’une cause précédente, et ainsi de suite en rebroussant jusqu’à l’infini. Nous marquons la communication, évidente, entre ce qui nous suit et nous ; nous coupons la communication, invisible pour nous, entre nous et notre cause, entre notre acte et la cause de notre acte. Nous sommes la boule de billard qui, poussée par le joueur et rencontrant une autre bille, croit la pousser, se croit créatrice d’un mouvement, alors qu’elle ne fait que le transmettre.
C’est tellement vrai que ce libre arbitre, cette faculté de création, nous croyons y croire, mais nous n’y croyons pas. Nous n’y croyons pas ; puisque nous n’y croyons que chacun pour lui et point du tout pour les autres. Pour nous, nous disons : « Je ferai ceci parce que je le veux, et il est possible que ce ne soit point, parce que je ne le voudrai pas. » Pour les autres, nous disons : « Je le connais ; il fera ceci ; il ne fera pas autre chose. » Donc nous ne le croyons pas libre. Et s’il fait ce que nous n’avions pas prévu, nous ne disons pas : « Ah ! il paraît qu’il était libre ! » nous disons : « Je ne connaissais pas tout son caractère ; il y a des éléments de son caractère que je ne connaissais pas ; si je les avais connus, j’aurais prévu autrement. » Donc nous ne le croyions pas libre ; la dernière chose dont nous convenions, ou plutôt celle dont nous ne convenons réellement jamais, c’est qu’un de nos semblables soit libre.
C’est ce qui faisait dire bien spirituellement à Cherbuliez : « Il faudrait, dans la vie pratique, croire énergiquement à son libre arbitre et ne pas croire à celui des autres. » Pourquoi ? D’abord pour être énergiques ; ensuite pour être indulgents ; pour exiger beaucoup de soi et pour exiger peu des autres et ne jamais leur en vouloir de ce qu’ils n’ont pas fait ce qu’ils ne pouvaient pas faire. Mais remarquez que ce que Cherbuliez voulait qu’on fît, c’est précisément ce que nous faisons ; et il le savait bien, seulement il voulait que nous le fissions encore davantage ; mais c’est bien ce que nous faisons ; nous ne saisissons notre liberté qu’en nous-mêmes, c’est devant l’acte à faire par nous que nous croyons qu’il dépend de nous qu’il soit ou qu’il ne soit pas ; c’est devant les actes à faire par les autres que nous sommes persuadés qu’il ne dépend pas d’eux, mais d’une combinaison des circonstances qui ne dépendent pas d’eux et de leur caractère, qui ne dépend pas d’eux non plus que cet acte, soit ou ne soit point.
Donc nous nous croyons libres ; mais nous ne croyons pas l’homme libre ; donc nous ne croyons pas au libre arbitre. Le libre arbitre n’est qu’une illusion privée, domestique et personnelle ; c’est un dieu lare.
— Mais de ce que nous croyons tous les hommes « déterminés », n’en devons-nous pas conclure chacun à part soi que nous sommes déterminés nous-mêmes ?
— Oui et par conséquent, non seulement le libre arbitre est une illusion, mais il n’est qu’une demi-illusion ; nous n’y croyons pas pour les autres et nous n’y croyons qu’à demi pour nous-mêmes ; nous nous disons : « Chacun fait ce qu’il est nécessaire qu’il fasse — et moi aussi. » Cependant ceci n’est qu’une réflexion philosophique, un retour philosophique sur nous-mêmes et par conséquent n’a d’influence que sur notre esprit, ne pénètre pas plus loin, ne descend pas plus à fond.
Il en est de cela comme de nos défauts. Quand nous réfléchissons sur ceci que tous les hommes ont des défauts, nous convenons que nous en avons ; nous disons : « J’ai les miens » ; seulement nous ne le croyons jamais. La preuve, c’est que nous disons : « J’ai mes défauts » ; mais que nous ne savons jamais lesquels et que nous prenons tous nos défauts pour des qualités. Que nous croyions avoir des défauts ce n’est qu’une conviction philosophique, générale, abstraite et superficielle. Les confesseurs savent cela. Ils savent que les pénitents confessent leurs actes coupables ; ce sont des faits, qu’ils n’ont qu’à rapprocher du commandement pour voir qu’ils sont délictueux ; là ils voient clair ; c’est matériel ; — mais ne confessent jamais leurs défauts ; et quand on les amène sur ce terrain, ne font pas autre chose que leur éloge ; personne n’entend plus d’apologies ni plus de panégyriques de soi-même qu’un confesseur.
Il en va de même du libre arbitre ; « lynx envers nos pareils et taupes envers nous », nous voyons très bien que les autres sont déterminés ; nous croyons voir que nous ne le sommes point et quand, par réflexion et par modestie, nous pensons que nous pouvons l’être, nous ne faisons que le penser sans y croire ; en le pensant et pour le penser, nous nous sommes regardés comme nous regarderions un étranger, nous nous sommes mis, pour nous regarder, dans la peau d’un autre ; mais la peau d’un autre est un vêtement où l’on n’est jamais qu’en imagination et où l’on ne demeure point.
Donc nous croyons invinciblement à notre libre arbitre ; mais nous ne croyons pas au libre arbitre de l’homme. Donc l’invincible croyance de l’homme à son libre arbitre, dont on fait tant d’état, n’a, aux yeux du philosophe, aucune espèce de valeur. Cependant la croyance de chaque homme à son libre arbitre est un fait psychologique indéniable et sur lequel il reste à s’expliquer.
Il remonte certainement à la plus haute antiquité, même, probablement, préhistorique. Tous les anciens, sauf exceptions que je connais, mais très rares et toutes contestables encore, y ont cru. La chose est bien naturelle. L’homme antique partait du fait psychologique personnel, l’affirmation du libre arbitre, la conscience affirmant à chaque homme qu’il veut et qu’il peut vouloir, et il transportait cette idée au monde extérieur et il voyait dans tout fait naturel l’effet d’une volonté personnelle : le dieu qu’il voyait dans le fleuve, dans la mer ou dans le ciel était un surhomme très puissant qui lançait l’eau comme l’homme lance une pierre et qui créait l’inondation, la tempête ou l’orage parce qu’il le voulait. L’homme, certain de sa volonté, peuplait l’univers de volontés ; se connaissant comme créateur, peuplait l’univers de créateurs ; se sentant dieu, peuplait l’univers de dieux :
Or cette conception générale que l’homme avait de l’univers lui revenait en quelque sorte, se retournait sur lui, influait sur la conception qu’il avait de lui-même et le confirmait dans cette créance qu’il avait qu’il était une cause, un créateur et un dieu. Comme il voyait un dieu partout parce qu’il se considérait comme tel, aussi et d’autant plus il se considérait comme un créateur et comme un dieu parce qu’il ne voyait nulle part rien que des dieux et des créateurs. L’homme se fait à l’image du monde parce qu’il commence par faire le monde à la sienne ; mais il se fait à l’image du monde autant qu’il fait le monde à son image, et il y a réciprocité, concordance et renforcement indéfini d’une des croyances par l’autre.
Mais quand les sciences naturelles, lentement et péniblement, se sont faites ; quand l’homme a appris ou cru apprendre qu’il n’y a dans la nature qu’un enchaînement de causes et d’effets où aucune volonté personnelle n’intervient ; qu’on ne saurait découvrir dans la nature aucun agent volontaire de faits particuliers, mais seulement des lois immuables et inflexibles ; alors, le règne de la loi étant le régime de la nécessité ; alors, l’univers considéré comme un mécanisme n’admettant pas de petites causalités particulières à tout bout de champ, de prairie, de vallon ou de forêt ; alors l’homme est apparu à lui-même comme un paradoxe, comme une exception étrange, comme un monstre. Il s’est dit : « Je serais le seul fragment du monde qui fût soustrait à l’enchaînement des effets et des causes et d’où partiraient des chaînes d’effets ne commençant pas avant moi ! Ce serait extraordinaire ! »
L’affirmation intime n’avait pas cessé, la conscience affirmant le libre arbitre parlait encore tout autant qu’auparavant à chaque acte à faire ; mais à l’état de réflexion, mais, comme penseur, l’homme commençait à douter de son libre arbitre.
A la vérité, ni l’idée de la nécessité, du caractère nécessaire des lois naturelles, ne s’est jamais imposée absolument, ni même, et cela est très curieux, le mythologisme lui-même n’a complètement disparu. On a fait remarquer que le déterminisme absolu, mathématique, des lois naturelles, n’est point démontré ; que les lois naturelles admettent une certaine contingence, pour parler un peu grossièrement mais sans impropriété une certaine élasticité, et que de croire les faits naturels enchaînés d’une façon absolument étroite, avec une rigueur absolue, c’était beaucoup plus une idée systématique qu’une idée prouvée et beaucoup plus une suggestion de l’imagination excitée par le spectacle général du monde qu’une vérité d’évidence puisée dans l’observation ; que, par conséquent, sans qu’il fût une chimère et un monstre, sans qu’il fût hors nature et contre nature, l’homme pouvait jouir d’une liberté relative, n’être que le moins déterminé des producteurs de force dans l’ample sein de la nature, être déterminé dans une sphère assez large, libre dans une sphère plus étroite, considérable encore ; avoir en lui une force particulière non déterminée, non indéterminée, mais déterminante, produisant réellement certains effets très importants pour lui, trop faibles du reste, et qu’on ne craigne rien là-dessus, pour troubler l’ordre universel des choses.
D’autres, plus hardis, ont ressuscité le mythologisme lui-même sous des appellations philosophiques. Ils ont ramené le concept de force au concept de volonté, faisant exactement avec réflexion ce que le païen faisait d’instinct. Schopenhauer nous dit : Savez-vous bien ce que c’est qu’une force ? Vous n’en savez rien du tout. Mais vous savez très clairement ce que c’est qu’une volonté. Vous saisissez cela en vous-même toutes les fois que vous agissez. Donc ramener le concept de force à celui de volonté, c’est ramener quelque chose d’inconnu à quelque chose d’infiniment plus connu et même à la seule chose que nous connaissions immédiatement. Donc considérons tout l’univers comme un système de forces, considérons tous les fragments de l’univers comme des êtres voulants, comme des volontés ; — « tout vit, tout est plein d’âmes », comme dit Hugo ; — reconnaissons dans tous les êtres notre propre essence ; rendons-nous compte de tout ce qui se passe hors nous par ce qui se révèle en nous, immédiatement, à notre conscience, et voilà le monde compris.
Ces deux idées, qui, du reste, peuvent être vraies, n’ont pas eu une très grande influence sur l’esprit des hommes modernes. La première, quoique plus modeste et plus mesurée que la seconde, a pour elle, certainement, l’impossibilité de constater avec la dernière évidence le déterminisme absolu des lois naturelles ; elle a contre elle la vraisemblance très forte, très imposante, de ce déterminisme, de cette nécessité. Que les lois naturelles admettent une certaine contingence, rien ne prouve absolument le contraire, mais c’est surtout le contraire qui est si approximativement démontré que nous y croyons, sinon comme à ce qui est évident, du moins comme à ce qui va l’être. Nietzsche, quelque part, nous met en garde de toutes ses forces contre « les vérités pressenties ». Oh ! comme il a raison et raison encore d’ajouter : « Entre les vérités diligemment découvertes et ces choses pressenties, il reste cet abîme infranchissable que celles-là sont dues à l’intelligence et celles-ci à une inclination. » Oui bien ; mais Nietzsche nous met en garde surtout contre les vérités pressenties qui ont ce caractère d’être désirées de nous. Voilà où il voit le péril, très justement. De ce que vous désirez une chose vous la pressentez comme vérité ; mais ce désir, loin d’être une preuve, serait plutôt une preuve que vous vous fourvoyez. « La faim ne prouve pas qu’il y a un aliment pour la satisfaire ; pressentir ne signifie pas constater l’existence d’une chose, mais la tenir pour possible dans la mesure où on la désire, et donc le pressentiment ne fait pas avancer d’un pas dans le pays de la certitude. » Très bien ; or le déterminisme absolu des choses et notre déterminisme à nous, comme conséquence, notre non-liberté, ne sont pas des choses que nous désirons, mais au contraire que nous craignons beaucoup qui ne soient vraies, dont nous avons une horreur naturelle. Donc, que nous les pressentions comme vérités alors que nous ne les désirons point, cela prouve que ce n’est point notre intérêt qui nous les fait pressentir et que c’est bien notre intelligence qui les pressent. C’est dans ces conditions et c’est à ce point que nous en sommes pour ce qui est du caractère nécessaire des lois naturelles.
Quant au mythologisme de Schopenhauer, anthropomorphisme qu’on aurait envie d’appeler effronté si l’on n’était pas poli, il contrarie toutes nos habitudes d’esprit si péniblement acquises et dont nous croyions avoir le droit d’être un peu fiers. Était-ce la peine d’avoir fait tant d’efforts à secouer cette habitude de nous voir partout nous-mêmes, toujours nous, nous partout, ce qui faisait qu’on disait de nous : « et plein de son image, il se voit en tous lieux » ; pour qu’un philosophe nous convie à revenir à cette enfance et à dire : « O Univers, entendez-vous le nom dont je vous nomme ? Du mien. »
Nietzsche malmène un peu son vénérable maître et qu’il vénérait, sur ce point ; et fait remarquer les méfaits d’une métaphore : « le mot de volonté, chez Schopenhauer, dégénéra entre les mains de son inventeur, à cause de sa rage philosophique des généralisations, pour le plus grand malheur de la science ; car c’est faire de cette volonté une métaphore poétique que de prétendre attribuer à toutes les choses de la nature une volonté… »
J’ajoute que, celui qui veut trop prouver arrivant souvent à ce résultat que son lecteur prenne sa pensée à rebours, Schopenhauer, par son extrême idéalisme, nous dirige sans le vouloir vers l’idée contraire. Il veut idéaliser la nature en la montrant comme un système de volontés pareilles à la nôtre : tout est volonté. Mais à nous montrer la nature semblable à nous, il nous amène simplement à nous voir semblables à la nature. En nous disant : « Les forces de la nature sont des volontés », il nous conduit à nous dire : c’est peut-être nos volontés qui sont des forces aveugles ; ce n’est peut-être pas la nature qui me ressemble, mais moi qui ressemble à la nature ; la nature est comme moi ; oui, moi plutôt comme elle ; et elle est toute faite de forces inintelligentes et fatales : moi de même. » En idéalisant la nature, Schopenhauer n’a peut-être réussi qu’à matérialiser l’homme à ses propres yeux.
Mais ce n’est pas seulement la conception mécaniste de l’univers qui a battu en brèche la croyance au libre arbitre. Les psychologues ont analysé l’acte de volonté lui-même et ont cru voir qu’il n’est pas simple et qu’il se décompose en plusieurs éléments tous réductibles à des faits de nature, analogues à ceux que nous voyons hors l’homme, et que par conséquent cette espèce de pouvoir transcendant, surnaturel, que j’aurais de créer un fait n’existe pas.
Derrière ce que j’appelle ma volition il y a moi-même. Mais ce moi est un composé d’une foule de tendances accumulées par l’hérédité, par le tempérament, par l’éducation. C’est de ce composé que sort l’acte de vouloir ; cet acte n’est qu’une résultante qui à son tour a des résultats. Mille faits déposés dans une organisation qui est moi convergent à un fait que j’appelle une volition, puis à un autre que j’appelle une seconde volition, et de toutes ces volitions je fais une faculté ; toutes ces volitions, je les attribue à une faculté que j’appelle ma volonté. Je ne fais qu’envelopper sous un nom des faits de même caractère et de même couleur qui passaient par moi, comme il est possible que la plante se croie l’auteur et la cause de la fleur, alors qu’elle n’est qu’une usine aménagée pour transmettre des sucs de la terre à une corolle.
« Le vouloir (Nietzsche) est quelque chose de compliqué qui n’a d’unité qu’en tant que mot, et c’est dans ce mot unique que réside le préjugé populaire qui a eu sa maîtrise sur les philosophes… Dans tout vouloir il y a une multiplicité de sensations qu’il faut savoir décomposer : 1o la sensation du point de départ de la volition [désir] ; 2o la sensation de l’aboutissant [but] ; 3o la sensation d’un va-et-vient entre ses deux états ; 4o la sensation d’un effort musculaire…; 5o la sensation de la réflexion [mensuration de la distance à parcourir entre le désir et le but] ; 6o le penchant au commandement… un homme qui veut ordonner quelque chose à son être intime, lequel obéit ou du moins est supposé obéissant. »
Tous ces faits, si différents, entrent dans la volition quand nous prenons la peine de l’analyser. La volition n’est donc pas un fait simple, c’est tout un drame qui se passe en nous ; c’est une combinaison de pensées, de sentiments et d’efforts ; c’est un complexus.
Pourtant il faudrait que la volition fût un fait simple, comme le vulgaire croit qu’il l’est, pour que le libre arbitre existât. Le libre arbitre est une décision souveraine, un nutus, ou il n’est pas ; il n’est que s’il est indécomposable. S’il se décompose sous nos yeux, il n’est qu’un mot sous lequel, par impuissance à l’analyse, l’homme qui agit a rangé tous les phénomènes qui précèdent l’action, et ce mot n’a qu’une valeur de synthèse grossière, superficielle et parfaitement arbitraire.
D’autres viennent dire[2] : Un acte de la volonté est très analogue à un mouvement réflexe. C’est un mouvement réflexe auquel on consent, et c’est-à-dire auquel on prend plaisir. Devant un objet qui passe rapidement à deux doigts de mes prunelles je ferme les yeux : mouvement réflexe. Devant une scène plaisante ou touchante je ris ou je pleure : mouvement réflexe auquel je consens, auquel je prends un plaisir d’une nature ou d’une autre. Devant un obstacle, je veux le vaincre : mouvement réflexe auquel je consens, auquel je prends plaisir. Quel plaisir ? ce plaisir de commander dont parlait Nietzsche : ce que j’appelle volition n’est que l’acquiescement à un mouvement réflexe énergique, qui est réaction de ma force contre un obstacle.
[2] Cf. Scherer, Études sur la littérature contemporaine, t. VIII, article 8, la Crise actuelle de la morale, un chapitre admirable, qui est tout un livre.
Donc les images déterminent les idées et les idées déterminent les actes, mécaniquement, automatiquement. Seulement les actes dérivant d’idées qui nous font plaisir, nous les appelons des actes volontaires. Nous en suivons le mouvement initial avec une vive complaisance, et c’est pour cela que nous croyons les vouloir, ou plutôt c’est cette complaisance que nous appelons la volonté. On pourrait dire que là où nous nous croyons des êtres de volonté nous sommes simplement de bonne volonté.
C’est ce système que Maine de Biran « pressentait » quand il disait déjà : « La liberté serait-elle autre chose que la conscience d’un état de notre âme, tel que nous désirons qu’il soit ? » C’est ce système que Théodule Ribot résume excellemment en disant : « L’acte volontaire diffère du réflexe simple en ce qu’il est le résultat d’une organisation nerveuse tout entière, laquelle reflète elle même la nature de l’organisme tout entier. » En d’autres termes l’acte volontaire est un réflexe auquel il se trouve que s’associent les dispositions de tout notre être. La volonté est une harmonie d’un désir permanent et d’un accident physiologique qui se produit au fond de nous. De là le sentiment, la sensation de plénitude que nous avons dans l’acte dit volontaire. Voltaire dit très bien :
La liberté dans l’homme est la santé de l’âme.
C’est cela même. Nous nous sentons libres et nous croyons vouloir quand il y a accord : de l’émotion qu’un fait extérieur produit en nous, du fait de réaction qui dérive de cette émotion, enfin de nos désirs et dispositions antérieures et générales. Cet accord est une harmonie de l’âme, une santé mentale. Mais le nutus, l’acte divin ou impérial, l’acte simple et décisif, le : « que l’acte soit et l’acte est », a disparu.
La croyance au libre arbitre a donc été ébranlée par des assauts intellectuels donnés de tous côtés ; seulement dans la pratique elle semble bien absolument inébranlable. L’homme dans l’action croira toujours qu’il dépend de lui, et d’un lui qu’il a à sa disposition, de faire telle chose ou de ne la point faire et que l’acte qu’il a fait hier est un fait qui pouvait ne pas être et qui n’aurait pas été s’il n’avait pas voulu qu’il fût. Ceci est comme indéracinable. Le philosophe qui est le plus convaincu que le libre arbitre n’existe pas agit en homme qui est absolument convaincu du libre arbitre, et se félicite et se fait des reproches en homme qui est absolument sûr qu’il a fait ce qu’il pouvait ne faire pas.
D’où vient ce phénomène psychologique continu ? D’où vient cette loi psychologique ?
De l’état social, je crois. Je ne répugnerais nullement à voir dans la croyance au libre arbitre une loi de l’esprit antérieure à l’état social et que l’état social aurait seulement modifiée et confirmée ; puisque l’on sait que parmi les préjugés nécessaires je crois en démêler qui remontent plus haut que l’invention sociale ; mais enfin je crois que la croyance au libre arbitre est une suggestion de l’instinct social. Remarquez en effet que l’homme à l’état primitif, selon toutes les apparences, se laisse vivre ; il se laisse vivre selon sa nature et soit paisiblement, soit violemment ; et aussi tantôt paisiblement, tantôt violemment ; mais il se laisse vivre. Il est impulsif et il ne se connaît que comme impulsif ; il suit docilement ses instincts ; il ne se doute nullement qu’il y ait en lui une puissance de création qui, contre ses impulsions mêmes, soit capable de produire un fait ; c’est bien lui qui vit par des réflexes auxquels il adhère et uniquement par là. Qu’il ait conscience, même obscure, du libre arbitre : c’est ce qui ne m’apparaît pas le moins du monde.
— Mais cependant il adore ou plutôt il redoute autour de lui mille forces naturelles qu’il prend pour des volontés, ainsi qu’il a été dit plus haut ; il adore ou il redoute mille choses qu’il prend par des surhommes, et s’il les prend pour des surhommes, c’est bien qu’il les considère comme analogues à lui, et s’il les tient pour des volontés agissantes, c’est bien qu’il se considère lui-même comme une volonté qui agit.
— Ce n’est pas tout à fait cela. D’abord la religion, comme nous verrons plus loin, n’est à l’état précis et à peu près coordonné que sous le régime social ; ensuite, si, comme je le crois, l’homme primitif a eu une religion, s’il a adoré, c’est-à-dire redouté des puissances inquiétantes dans le torrent, la montagne, l’air et la mer, il les a considérées comme des êtres impulsifs et non point du tout comme des volontés ; il les a considérées comme des génies puissants et capricieux, comme des forces en acte incessant, non point comme des intelligences délibérant, décidant et voulant. Le sauvage avec son fétiche nous donne une idée de cet état d’esprit. Le fétiche est un être protecteur, malicieux et jaloux et il a une certaine puissance au service de sa bienveillance, de sa malice et de sa jalousie. Voilà tout. Représente-t-il, aux yeux du sauvage, un être qui réfléchit, qui délibère, qui pèse les motifs, qui décide et qui finalement a une volonté ? Point du tout. De même l’homme primitif, dans l’horreur des forêts qui le pénètrent de mystérieuse crainte, voyait un être, certainement, mais un être passionné et non un être volontaire, et ni il n’attribuait à ses dieux un libre arbitre en l’empruntant à lui-même, ni il ne voyait dans ses dieux un libre arbitre, pour se demander si lui-même il n’était point doué de cette faculté. L’homme primitif paraît avoir été un animal soit fougueux, soit timide, ou, et c’est plutôt mon avis, un animal tantôt timide, tantôt fougueux, obéissant à ses impulsions, à ses réflexes et très loin d’être assez réfléchi pour se sentir ou s’imaginer être libre.
Une fois en société, et nous savons comment il y est venu, voyez comme cette idée de libre arbitre personnel lui est suggérée et imposée par tout ce qui l’entoure. La société a besoin d’individus obéissants, consacrés au service de l’État, dévoués à la chose publique ; elle n’a pas besoin d’impulsifs ; elle les a en défiance et en horreur. Donc elle les réprime. Elle les réprime pourquoi et de quel droit ? Elle ne se le demande pas ; elle les réprime parce qu’il est de son intérêt de les réprimer. Mais elle rencontre l’individu, très passionné d’autonomie individuelle, qui lui dit, beaucoup plus confusément que je ne vais l’écrire, mais qui lui dit : « Pourquoi me réprimes-tu ? J’ai fait ce que j’avais envie de faire, donc ce qu’il fallait que je fisse, ce que je ne pouvais pas m’abstenir de faire ?
— Non ; tu pouvais agir autrement, puisque… puisque d’autres agissent autrement.
— C’est qu’ils ont un autre caractère. Donc je devais agir comme j’ai agi, ayant un autre caractère qu’eux.
— Ils sont les bons et toi le méchant.
— Peut-être…
— Et il n’est pas plus difficile d’être bon que d’être méchant. Donc tu pourrais être bon ; il suffit de préférer le bien au mal.
— Je ne puis pas.
— Tu le peux, puisqu’ils le peuvent, et facilement ; il suffit de…
— De quoi ?
— … De vouloir. »
Le mot est trouvé. Étant comparés les uns aux autres au point de vue de l’intérêt social, étant observé combien aisément ceux qui sont dévoués à l’intérêt social y sont adhérents en effet ; étant supposé que ceux qui n’y sont pas dévoués pourraient facilement l’être ; étant conclu qu’il ne leur manque qu’un je ne sais quoi qui doit dépendre d’eux, la société invente la volonté indépendante et l’âme maîtresse d’elle-même.
Et peu à peu elle convainc les individus. L’individu convaincu d’avoir nui et puni pour cela, tombe d’accord qu’il a nui ; cela est incontestable ; mais point, d’abord, qu’il est coupable d’avoir nui, c’est-à-dire qu’il pouvait ne pas nuire. Mais peu à peu le regret d’avoir nui qu’il éprouve, parce qu’il est puni, parce qu’il est méprisé et haï, parce qu’il est poursuivi de huées, se présente à lui sous cette forme : peut-être aurait-il été possible que je ne nuisisse pas. Ceci n’est encore qu’un regret, mais mêlé d’une hypothèse qui va grandir. Le nuisible se dit encore : « Peut-être suis-je victime d’un dieu, d’un démon malveillant qui a fait que je fusse nuisible. » Le nuisible se dit plus tard : « Peut-être, comme ils le disent, dépendait-il de moi que je ne nuisisse pas ; peut-être est-il en moi, ce mauvais démon qui m’a poussé à mal faire. » Et alors le nuisible se maudit d’avoir en lui un esprit du mal. Le regret est devenu remords ; l’idée de liberté est née de l’idée de responsabilité : il fallait bien que je fusse libre puisqu’on me punit d’avoir fait le mal et puisque moi-même je me reproche de l’avoir fait ; l’idée de responsabilité est née de la punition, considérée comme méritée puisqu’il y en a qui l’évitent.
Jamais le regret ne deviendrait remords, jamais l’idée de responsabilité ne viendrait, sans la comparaison que l’on fait, et que le nuisible fait lui-même, entre le nuisible et ceux qui ne nuisent pas, et sans cette idée qu’on peut imiter, qu’on peut se modeler sur les autres : « Ce n’était pas votre caractère ; mais n’avez-vous pas eu de bons exemples et ne pouviez-vous pas les imiter ? »
Or exemple, comparaison des uns avec les autres, assurance qu’on peut imiter et qu’il est possible et même facile de devenir ce que sont les bons, c’est de tout cela que se compose et que se fait l’idée du libre arbitre, et tout cela ne peut exister que dans une société organisée.
C’est ainsi que naît la croyance au libre arbitre. Elle s’implante et se fortifie dans l’homme « quand et quand l’instinct social », comme on disait autrefois, et en proportion de cet instinct. Elle crée les grands honnêtes gens, et les législations rigoureuses, et les justiciers féroces, et les philosophies exaltées et escarpées. Elle redouble la vertu des vertueux ; car leur vertu, ils la sentaient bien en eux comme une disposition à être pur, à être juste et à bien mériter de ses semblables ; mais, à croire que c’est une disposition dont ils disposent, ils la sentent plus à eux, produite par eux, créée par eux et ils en sont fiers et ils la chérissent davantage, comme un enfant, et ne veulent pas s’en séparer, comme d’un enfant. Elle est pour eux leur créature magnifique et leur œuvre glorieuse, et à se dire : « je suis maître de moi », ils se sentent maîtres d’un univers.
Cette croyance crée aussi les grands repentants et fait les grandes conversions. Le converti — et l’étymologie du mot est bien significative et elle est très juste — est un homme à qui l’on a persuadé ou qui s’est persuadé qu’il peut se retourner et qui se retourne en effet ; et c’est-à-dire que ses penchants, très forts, restent les mêmes, mais prennent une autre direction, sous l’influence de cette idée qu’ils pourraient être autres. L’idée n’est pas une force, mais elle en devient une en se pénétrant de passion. Or ici elle se pénètre des passions mêmes qu’il s’agit, non pas de changer, mais de convertir. L’homme ardent pour le mal, c’est-à-dire pour le trouble de la cité, si on lui a persuadé qu’il dépend de lui d’être honnête homme, reste le même, seulement sur un autre plan : il met au service de la cité ses ardeurs et ses violences et il devient un terrible honnête homme, à effrayer les honnêtes gens ordinaires. Et il croit s’être changé, ce qui donne à ses ardeurs et à ses violences comme une raideur nouvelle. Les héros de la cité et de l’Église, cette autre cité, sont généralement des convertis (dont la conversion remonte quelquefois à l’enfance) et que l’idée du libre arbitre exalte.
La croyance au libre arbitre crée les philosophies escarpées comme le stoïcisme et les législations draconiennes. Aussitôt que cette idée s’est emparée des esprits que l’homme est maître de lui, les philosophes exigent tout de lui, lui demandent tout et les législateurs n’ont pas assez de rigueurs pour l’homme à qui il suffisait de vouloir être honnête homme et qui n’a pas voulu l’être ; aussitôt que l’idée de responsabilité s’obscurcit ou doute d’elle-même la législation criminelle fléchit.
Ici une objection : il n’est donc pas vrai que c’est en nous-même que nous prenons l’idée du libre arbitre et il n’est donc pas vrai que nous ne croyions guère à celui des autres, puisque : 1o c’est la société qui nous donne cette idée ; 2o ceux qui l’ont, s’ils sont philosophes ou législateurs, philosophes la prêchent, législateurs en font le principe d’une législation qui s’applique aux autres.
Je réponds : 1o C’est en nous homme social, c’est en nous homme pétri depuis des siècles par la société et pénétré d’instinct social que nous prenons le sentiment désormais invincible du libre arbitre. Autrement dit, c’est la délibération qui nous donne le sentiment ou l’illusion du libre arbitre, et c’est la société qui a fait de l’homme un délibérateur. L’homme primitif ne délibère pas. Mais depuis le temps que l’homme social délibère, il s’est habitué suffisamment à croire qu’il délibère librement et il va même jusqu’à croire résultats d’une délibération rapide ses actes les moins délibérés.
2o L’homme prend en lui-même son sentiment du libre arbitre et ne croit jamais beaucoup à celui des autres. S’il ne croyait pas à son libre arbitre, il prendrait le chemin de retourner à l’état instinctif et impulsif ; mais avant d’y être revenu, la distance étant trop grande à franchir, il deviendrait dérouté, trébuchant, aboulique, fou. — S’il croyait radicalement au libre arbitre des autres, ne pouvant jamais prévoir ce que les autres feraient, ne pouvant compter sur personne, se sentant entouré d’êtres imprévisibles créateurs de faits inattendus, ne pouvant plus calculer, étant dans le monde des hommes comme s’il était dans un monde de choses où les miracles seraient perpétuels, il vivrait comme en un rêve peuplé de fantômes capricieux et il deviendrait fou tout de même. La santé du genre humain est faite de la croyance de chacun en son libre arbitre ; le sens commun du genre humain est fait de la non-croyance de chaque individu en la liberté des autres.
Tout cela est vrai selon moi. Mais d’abord il n’y a pas ici de croyance absolue, radicale, il n’y a pas de foi ; il y a bien quelque chose, en vérité, qui est assez rapproché de la foi, mais enfin il n’y a pas de foi. Précisément parce que nous ne croyons pas au libre arbitre des autres, précisément à cause de cela, ne pouvant pas tout à fait ignorer que les hommes se ressemblent, avec un peu de réflexion nous en venons à douter un peu de notre libre arbitre à nous ; et aussi parce que nous croyons à notre libre arbitre, nous ne pouvons pas douter absolument du libre arbitre d’êtres que nous pensons bien, malgré tout, être faits à peu près comme nous-mêmes. De sorte qu’il y a là une singulière, mais très réelle, je crois, intersection d’idées : nous croyons notre libre arbitre et supposons celui des autres ; nous croyons le déterminisme des autres et supposons le nôtre ; notre liberté et le déterminisme des autres est une vérité, notre déterminisme et la liberté des autres est une vraisemblance. Ce n’est qu’un état d’âme confus ; cela n’a pas le sens commun ; mais c’est réel. Premier point.
Ensuite et en même temps, dans le philosophe qui prêche la morale du libre arbitre, dans le législateur qui prend le libre arbitre pour principe de sa législation criminelle, dans le justicier qui applique cette législation d’une façon très rigoureusement conforme à son esprit, il y a cette idée que les hommes, sans doute, ne sont pas libres, mais que sous l’autorité d’une morale qui les proclame tels, sous la terreur d’une législation et d’une jurisprudence qui les traitent comme tels, ils feront comme s’ils l’étaient. Le libre arbitre devient ici une fiction légale, fiction de législation morale ou fiction de législation politique. Et c’est cette fiction qui gouverne telle ou telle école philosophique ou l’État.
— Mais comment quelqu’un peut-il croire qu’un seul être au monde, n’étant pas libre, fera comme s’il était libre, ce qui est, cette fois on l’a trouvée, la plus absurde des absurdités.
— Mais, c’est la suggestion ! Le philosophe et le législateur ne croient pas que des êtres non libres agiront proprement comme s’ils étaient libres ; ils croient qu’ils feront tous les gestes qu’ils feraient s’ils étaient libres, qu’ils seront possédés de l’image des actes que feraient des êtres libres et qu’on leur décrit ; et que, très déterminés par cette suggestion même, ils feront des actions attribuables à des êtres libres. Or l’action seule importe ; et cela est très raisonnable. Ce n’est pas autre chose que l’admirable « prenez de l’eau bénite » de Pascal. Philosophes et législateurs du libre arbitre font prendre de l’eau bénite à leurs administrés ou à leurs disciples.
Le libre arbitre est devenu une des lois de l’humanité. Cru par l’individu, il le soutient dans la vie, dans ses entreprises, dans ses travaux, dans ses luttes contre les autres et contre lui-même ; — il se confond avec ses passions pour leur donner l’apparence de choses plus intimes, plus profondément nées de lui-même, plus siennes ; et une passion n’est jamais plus forte que quand celui qui en est la victime croit en être la cause et dit : « Je suis orgueilleux parce que je veux être ; je ne suis pas ambitieux, mais je crois qu’il faut l’être, et c’est ainsi que je le suis », etc. ; — il se confond avec le devoir, et ne se croyant obligé que parce qu’on est libre, ou se croyant libre parce qu’on se sent obligé, on fait son devoir pour s’obéir, et on s’obéit en obéissant au devoir, et celui qui a dit : « Le premier des devoirs est de croire au devoir » devait donner pour corollaire à sa belle maxime : « Et la première manière de croire au devoir est de croire à son libre arbitre ; et donc le premier des devoirs est de se croire libre ; ou, en d’autres termes, le premier des devoirs est de croire qu’on peut faire son devoir. »
Cru par les collectivités, le libre arbitre donne l’idée de la responsabilité et, par conséquent, de la culpabilité, et toute la répression sociale est fondée sur cette idée. S’il n’y avait pas de libre arbitre, il n’y aurait pas de coupable. Voulez-vous ne pas croire coupable le plus grand des criminels, fait remarquer Nietzsche ; connaissez minutieusement toute sa vie ; son crime alors vous paraîtra si exactement la conséquence de tout ce qui lui est arrivé, qu’il vous apparaîtra comme nécessaire, comme n’ayant pas pu ne pas être et que le criminel vous semblera parfaitement irresponsable ; de sorte que, bien contrairement à son dessein, c’est l’interrogatoire du président sur les antécédents de l’accusé qui est, plus que toute autre chose, de nature à disculper le criminel. — La notion de culpabilité est donc fondée tout entière sur la croyance au libre arbitre, et la notion de culpabilité est la base même de toute la législation répressive et de tout le régime répressif.
A la vérité, je prétends, moi, que la société n’a nullement besoin de croire un homme coupable pour le punir. Elle n’a besoin que de le croire dangereux pour le réprimer, et même pour le supprimer. Et, à se placer à ce point de vue, il y a un renversement complet de la question. Celui, maintenant, qu’on aura le plus raison non pas de punir, mot qui n’a plus de sens, mais de réprimer, ce sera le moins coupable, ce sera cet homme dont nous parlions tout à l’heure, dont l’hérédité et tous les antécédents sont tels qu’il était impossible qu’il ne fût pas un violeur et un meurtrier ; c’est lui qui évidemment est le plus dangereux pour la société.
Cela est certain ; comme à l’inverse le plus coupable des hommes c’est le plus honnête, quand il a fait une légère faute, c’est le saint quand il a commis une peccadille. Un homme si pur, si irréprochable, si impeccable qu’il était à croire et même qu’il était évident qu’il avait le libre arbitre absolu, cet homme-là commet une faute. Qu’en doit-on conclure, sinon qu’il l’a voulue et qu’il est, pour l’avoir voulue, le plus coupable des hommes ?
— Donc, à se placer au point de vue de la culpabilité, il ne faut punir que les honnêtes gens ; et à se placer au point de vue de la nocivité, il ne faut réprimer que les innocents, que ceux qui ont le plus innocemment commis des crimes.
— Cela est incontestable ; mais c’est ce qui ne peut pas entrer dans l’esprit de l’homme social, élevé depuis cinquante siècles dans l’idée du libre arbitre. Quand on lui présente un criminel monstrueux, il sent bien que cet être est très dangereux pour la société ; mais il ne peut pas s’empêcher de se dire : « Mais, cependant…, s’il n’est pas coupable ? Je n’ai pas le droit de le punir. »
On lui répond : « Certes Vous n’avez pas le droit de le punir ! Mais vous avez le droit de lui couper le cou.
— Je sais bien ; pour me défendre ; mais encore, c’est un innocent que je tue ; je ne puis pas me résoudre à cela. »
La notion du libre arbitre arrête toujours ou au moins inquiète l’homme qui a à juger un criminel chez lequel on lui démontre que le libre arbitre n’existe pas. La nécessité de se défendre ne lui suffit point.
Pour redevenir sévère et pour ne pas se laisser dévorer, il faut qu’il revienne à la conception du libre arbitre commun à tous les hommes et égal chez tous les hommes, ce qui lui permet de considérer le plus criminel comme le plus coupable.
Or c’est cette conception du libre arbitre commun à tous les hommes et égal chez tous les hommes que l’instinct social, pour défendre la société, avait instinctivement inventée. Le libre arbitre était ce qu’il était bon que l’on crût et ce qu’il était nécessaire que l’on crût pour défendre la société contre les antisociaux. C’était une vérité sociale. Une vérité sociale est ce que l’intérêt social postule qui soit vrai.
Soit au point de vue individuel, soit au point de vue social, le libre arbitre est donc tout au moins une illusion salutaire et peut être une illusion indispensable. A cause de cela, il est peut-être invincible ; en tout cas, il résiste obstinément aux objections. C’est à lui surtout, et à l’amour de la vie, que s’applique le mot profond de Nietzsche, qu’il est probable que j’aurai l’occasion de répéter : « Savez-vous ce que sont les vérités de l’homme ? Ce sont ses erreurs irréfutables. »
La morale (quelle qu’elle soit et je cherche ici la définition la plus générale possible) est le sentiment que l’on a que l’on peut se gouverner soi-même, que on n’est pas entièrement impulsif.
A la considérer aussi généralement, la morale n’est pas une invention de la société et il y a une morale présociale. La preuve c’est qu’il y a une morale des animaux. Les animaux ne font pas toujours ce que l’impulsion du moment leur commande. Tant s’en faut. Ils savent préférer leur intérêt personnel général à leur intérêt personnel actuel et momentané. Ils savent s’abstenir de manger plutôt que de toucher à une nourriture qu’ils ont quelque raison de croire nocive ou seulement qu’ils ne connaissent pas. Ils savent contrefaire le mort, et très longtemps, pour tromper l’ennemi, c’est-à-dire pour s’assurer la vie dans l’avenir aux dépens de la vie dans le moment présent. Ils savent ne pas se laisser tromper par eux-mêmes. Ils savent préférer une espérance à une réalité. Ils savent lâcher la proie pour quelque chose qui peut être une ombre. Ils savent, en un mot, se dominer, se surpasser, se surmonter ; et, se gouverner étant prévoir, ils ont, sinon pleinement, du moins déjà à un très haut degré, le gouvernement de soi-même.
Tout cela est de la sagesse ; tout cela est une moralité, à telles enseignes que l’on sait assez que beaucoup d’hommes sont à cet égard très inférieurs aux animaux, sur quoi nous aurons à revenir. Or cette morale élémentaire, il est peu douteux que les hommes ne l’eussent, ou du moins qu’un certain nombre d’hommes ne l’eussent avant l’invention sociale. C’est précisément elle, conjointement avec l’intelligence, avec quoi du reste elle se confond alors, qui a permis à l’homme de n’être pas toujours vaincu par les animaux plus forts que lui et de sauver son espèce ; c’est précisément elle, conjointement avec la sensibilité, qui a permis à l’homme de passer de l’état errant à l’état familial, l’instinct d’état familial étant fait de douceur, reconnaissance et pitié à l’égard de la femme ; ceci est du sentiment ; mais aussi de la prévoyance confuse que l’on sera mieux, au prix de quelques sacrifices présents, dans l’état familial que dans l’état errant.
Cette morale présociale n’est guère autre chose, me dira-t-on, que le vouloir vivre bien entendu et l’esprit de conservation bien entendu. A coup sûr ; mais dès que vous introduisez le mot « bien entendu » dans la formule, vous y introduisez de l’intelligence et de la moralité, de l’intelligence qui calcule et de la moralité qui commande, ou qui persuade, de préférer à la jouissance immédiate la jouissance désirée, espérée et prévue à long terme.
Cette morale présociale ne contient ni ne comporte, ce me semble, l’idée du libre arbitre ou elle ne le contient qu’en puissance, si l’on veut, et de telle manière que sans l’invention sociale il n’apparaîtrait jamais. L’homme primitif calcule que, dans son intérêt de demain et des jours suivants, il est telle et telle chose qu’il ne doit pas faire et telles qu’il doit faire ; il va peut-être jusqu’à calculer qu’il vivra plus heureux en gardant la femme qu’il a prise qu’en l’abandonnant ; mais il n’a pas l’idée de sa puissance plus ou moins grande à agir contre une partie de lui-même, ce qui est la définition même du libre arbitre ; il n’a pas appris à se scinder, ce qui est la condition même de la délibération ; il ne délibère pas ; son calcul même ne peut s’appeler un calcul qu’en langue moderne et n’est pas proprement un calcul ; c’est la représentation d’un moment futur comme moment actuel ; c’est, sans analyse, lui se voyant dans l’avenir comme s’il se voyait dans le présent, c’est lui se voyant heureux parce qu’il n’a pas mangé de telle plante suspecte, se voyant vivant parce qu’il a fait le mort devant un ennemi, se voyant respirant parce que, poursuivi par un animal, il est monté sur un arbre, etc. Il faudra la notion des devoirs envers les autres pour que naisse, comme postulée par ces devoirs, la notion du libre arbitre.
— Cependant il a déjà, il sent déjà des devoirs envers soi-même, et justement vous venez de les décrire. — Point. Il n’y a pas de devoir envers soi-même ; il n’y a de devoirs qu’envers les autres, il n’y a de devoirs envers soi-même que relativement aux autres comme but et objet, et s’il n’y avait pas d’autrui, l’homme n’aurait pas de devoir du tout. L’homme primitif n’a pas l’idée qu’il se doit à lui-même de se conserver, de se sauver, de se maintenir vivant ; rien n’est plus étranger à sa pensée ; il a le simple sentiment de se conserver, une volonté de persévérer dans l’être, un instinct de la continuité de son existence, instinct de continuité qui lui donne ces représentations de moments futurs comme de moments actuels, de quoi j’ai parlé. L’homme primitif est simplement un animal qui, comme d’autres animaux, ne vit pas exclusivement dans la minute qu’il vit ; rien de plus ; la preuve peut-être, c’est que vous ne vous le figurez pas, sans doute, parce qu’il aura mangé des champignons vénéneux et qu’il sera malade, ayant des remords, mais simplement ayant des regrets.
Il n’a donc pas de devoirs envers soi-même, et il ne peut pas du sentiment de ces devoirs tirer la notion du libre arbitre. Il a une morale mais il n’a pas de conscience ; il a une morale, puisqu’il n’est pas purement impulsif ; il n’a pas de conscience, n’ayant ni la notion du devoir ni la notion de la liberté ; il est intermédiaire entre l’être impulsif et l’être de conscience ; il est une impulsivité refrénée par un certain gouvernement automatique de soi.
La société naît ; la morale proprement dite, la morale avec conscience morale et notion du libre arbitre naît avec la société.
N’allons pas si vite. La morale sociale existe chez les animaux ; et il ne faudrait donc pas dire que la morale proprement dite naisse avec la société humaine. — Oui, la morale sociale existe chez les animaux ; elle existe chez les animaux qui vivent en société, abeilles, fourmis ; elle existe aussi chez les animaux qui se mettent en société à certains moments précis, oiseaux migrateurs, ou qui se mettent en société à un moment quelconque, en cas de péril commun ou en cas de malheur arrivé à l’un des leurs, hirondelles. Tous ces animaux ont une morale sociale.
Mais d’abord c’est une morale rigide, inflexible, insusceptible de progrès, ou, pour écarter ce mot de progrès, dont l’emploi est par trop absurde, insusceptible de variations, d’évolution, une morale qui ressemble — et qui est peut-être cela — à une raison cristallisée, à une raison qui aurait été souple et qui s’est nouée. L’animal est capable de variations en son intelligence, il ne l’est pas en sa morale ; à des circonstances nouvelles il oppose ou il adapte un expédient nouveau ; de sa morale il ne change rien ; il invente en intelligence, il n’invente pas en morale ; et il n’en est pas très différemment dans l’homme, mais cependant il n’en est pas de même.
Ensuite, et ce n’est guère qu’un point de vue différent de la même chose, la morale de l’animal n’admet à aucun degré la liberté individuelle. Le salut de l’État est strictement, absolument, intégralement, son principe. Inutile de le faire remarquer une fois de plus pour les abeilles et les fourmis : là l’individu n’est rien et il semble qu’il n’y ait qu’un seul corps à mille organes et à une seule âme. Mais remarquez nos nobles sœurs les hirondelles : quand elles émigrent elles font des exercices préparatoires ; elles s’essayent aux longs vols, aux longs raids. Pourquoi ? Pour éprouver les forces des jeunes. Peut-être ; mais surtout pour éprouver les forces des vieilles et pour savoir si elles pourront effectuer le voyage. Et celles qui se révèlent incapables de le fournir ? Elles sont tuées.
Pourquoi ? Qu’importe à la communauté que l’individu invalide soit destiné à mourir dans quelques jours, faute d’insectes à manger ? Qu’on le laisse mourir ici ou tomber mourant en voyage. — C’est ici, chez cet animal, qui pourtant n’est pas, à l’ordinaire, un animal social, qui n’est pas un animal de « sociétés animales », que, cependant, intervient l’idée stricte et absolue de corps social. Il ne faut pas qu’un seul individu du corps social s’en détache, même pour mourir, s’en détache pour mourir de mort isolée ; il n’a pas même cette triste liberté individuelle ; il faut que le corps social tout entier, comme un seul animal, aille de France en Égypte, ou au moins aux pays où il y a des insectes. La société des hirondelles tue un individu comme un animal se couperait une partie morte de lui-même qui le gênerait ou, simplement, qu’il ne verrait plus comme partie de lui-même. A ce moment, pour ce moment, la société des hirondelles est devenue une ruche, un seul corps à mille organes et à une seule âme. Parce qu’elle est devenue une société animale proprement dite pour un moment, pour ce moment l’idée de la moindre liberté individuelle a complètement disparu.
Voilà les différences, sensibles sinon profondes, entre les sociétés animales et les sociétés humaines.
— De sorte que les anciens, qui ne connaissaient pas la liberté individuelle, étaient des animaux ?
— Oui ; ou du moins il y a du vrai. Les sociétés antiques, étant plus près de leur origine, étant plus près de l’origine des sociétés, c’est-à-dire de la guerre, pour mieux parler vivant dans leur origine, vivant sous le régime vrai de la guerre, sous le régime de la guerre sans prisonniers ou avec prisonniers devenant esclaves, — et la nation vraiment patriote, voulant vraiment être et rester une société indivisible, ne ferait pas de prisonniers pour que l’ennemi n’en fît pas et pour que le citoyen, sachant ce qui l’attend à la guerre, se battît toujours comme un désespéré, — les nations antiques, vivant sous ce régime, étaient des sociétés plus voisines des sociétés animales, attachées très fortement à l’idée de l’indivisibilité du corps social, comptant un acte de liberté individuelle comme une sécession et terriblement défiantes et jalouses à l’égard de tout individualisme.
Cependant, je n’ai pas besoin d’indiquer quelle quantité énorme de liberté individuelle les républiques antiques admettaient, comparativement aux républiques animales ; et cela, encore un coup, parce que l’animal humain n’est pas né pour la société, mais a été forcé à la société par la guerre et parce qu’ainsi on voit toujours rester un animal individuel dans l’animal social que l’homme est devenu.
Donc la société est née et elle invente la morale sociale ; c’est-à-dire elle invente ce qu’il faut que les hommes croient pour que la société : 1o subsiste ; 2o se maintienne à un certain niveau ; 3o croisse.
Ce qu’il faut, pour que la société subsiste, c’est que chaque citoyen soit sain, soit fort, se maintienne fort jusqu’à un âge très avancé, donc soit sobre, tempérant, exercé, dur pour lui-même, endurant, dompteur de ses désirs, contempteur des jouissances, des plaisirs et de la mollesse, un spartiate ou un stoïque comme on dira plus tard. Bref, la société impose à l’individu des devoirs envers lui-même. Nous avons vu que ces devoirs n’existaient pas chez l’homme à l’état primitif. C’est la société qui invente les devoirs de l’homme envers soi-même, ou bien plutôt qui, ayant besoin de devoirs de l’homme envers les autres, invente des devoirs de l’homme envers les autres qui impliquent d’abord des obligations de l’homme envers soi-même.
Il n’y a que des devoirs envers les autres ; mais le premier devoir envers les autres est de se faire capable de remplir ses devoirs envers autrui. Les devoirs envers soi-même sont des devoirs envers autrui commençant leur mouvement vers autrui dans l’enceinte de notre personne. Rien de plus juste, interprété raisonnablement, que le proverbe populaire : « Charité bien ordonnée commence par soi-même. » Oui, c’est-à-dire charité bien ordonnée commence par dureté envers soi-même pour être charitable envers le prochain. Traduction qui corrige le texte, comme toute bonne traduction doit faire.
Donc devoirs envers soi-même, devoirs sociaux ; devoirs envers soi-même, devoirs pour que la société subsiste ; devoirs envers soi-même, devoirs inventés par la société au profit des autres.
— C’est peut-être le moment, me dirait quelqu’un qui m’aurait beaucoup lu, de vous faire remarquer que, quand vous avez fait de « l’honneur » le principe de toute la morale, c’est à un devoir envers soi-même que vous avez rattaché la morale tout entière.
— Point du tout, je crois. Quand j’ai rattaché toute la morale au sentiment de l’honneur, j’ai rattaché toute la morale à un devoir envers les autres ; car il faut et j’ai insisté sur ce point, qu’il y ait autrui pour qu’il y ait de l’honneur. L’homme primitif n’a pas d’honneur, non plus que l’animal ; il n’a que le sentiment de l’intérêt bien entendu. Mais aussitôt que la société existe, elle crée d’une part le devoir d’être utile à ses concitoyens, d’autre part le désir de se distinguer des citoyens inutiles ou moins utiles, de se distinguer parmi ses concitoyens, de se distinguer aussi des animaux qui n’ont pas l’honneur de former une société ou d’en former une aussi belle que celle dont on fait partie. La société crée l’honneur, c’est-à-dire un devoir complet puisqu’il est à la fois devoir envers soi-même et devoir envers les autres, devoir de s’estimer très haut et de faire ce qu’il faut faire pour se pouvoir estimer ; — devoir de servir les autres ; car celui-là qui se sent inutile ne s’estime point ; — devoir enfin de surpasser les autres, et pour surpasser les autres, de se surmonter et surmonter les autres indéfiniment.
L’honneur est donc devoir envers soi-même pour les autres et devoir envers les autres en considération de soi-même ; il lie et noue la personnalité et la collectivité du lien et du nœud le plus fort et le plus étroit que je sache ; et c’est lui qui, dans le service à la collectivité, sauve l’individualité à laquelle l’individu humain ne renonce jamais. Mais c’est bien la société qui le crée ; il n’existerait pas sans elle.
En même temps que la société invente ce qu’il faut que les hommes croient pour que la société subsiste, elle invente ce qu’il faut que les hommes croient pour que la société se maintienne à un certain niveau. Dans ce dessein, elle crée une morale qui est une sorte de discipline, qui est, comme a très bien dit Nietzsche, une « contrainte prolongée ». L’homme primitif se contraint, je l’ai dit ; mais il se contraint, sinon accidentellement, ce serait peut-être trop dire, du moins d’une façon intermittente ; le plus souvent il se laisse aller, il goûte le très vif plaisir d’être impulsif. L’homme en société apprend que, le danger étant permanent, la contrainte doit être de tous les moments et éternelle. L’impulsivité doit être réduite à son minimum ; il faudrait qu’elle fût supprimée. La société, contrariant la nature, nous force de croire, contre notre nature même, qu’il faut nous plier sans cesse, obéir sans cesse dans une même direction ; qu’à ce prix sont les choses belles, même en art — Nietzsche a là-dessus une page très pénétrante — qu’à ce prix sont les choses fortes, solides, permanentes ; et, nous sollicitant à nous admirer dans ces choses permanentes, produits de la contrainte prolongée, elle nous amène, ce qui est le dernier terme de son art, à aimer la servitude. Elle la pare des plus beaux noms ; elle l’appelle service de l’État, dévouement à l’État, sacrifice à l’État, magnanimité, agrandissement de l’âme jusque-là qu’une âme humaine embrasse la patrie tout entière ; mais enfin c’est la servitude, c’est le renoncement à soi-même au service et au projet de quelque chose qui, quoi qu’on en veuille et puisse dire, n’est pas moi.
Le triomphe de cette mainmise de la collectivité sur l’individu, c’est l’État antique et c’est encore plus, ou du moins l’exemple est plus net, la royauté française au temps de Louis XIV. Chez les anciens, l’individu se fait esclave d’une abstraction, l’État ; oh ! d’une abstraction qu’il sent si bien vivante dans les magistrats, dans les prêtres des dieux indigètes, dans les patriciens, dans tous les citoyens et dans chacun d’eux, dans aspect même des sept Collines et de ce qui les couvre, que sa servitude a où se prendre ; mais enfin il se fait esclave d’une abstraction : respublica. Sous Louis XIV, l’individu voit la patrie concentrée, résumée, ramassée en un seul homme qui est éternel. C’est la fiction monarchique, fiction qui est la formule la plus aiguë, pour ainsi parler, et la plus intense, du patriotisme. En un homme éternel, qui se renouvelle de père en fils, la patrie vit, que vous pouvez aimer comme une personne, sous une forme charnelle, dont vous avez le portrait, que vous connaissez enfant, jeune homme, homme mûr, vieillard, qui a une biographie personnelle, qui est la patrie et qui est un homme, qui est un homme et qui est la nation. Il y a là une manière d’incarnation, extrêmement favorable aux instincts de servitude, de dévouement et de dévotion. La mort morale de ceux qui, après avoir joui de la présence du roi, en étaient privés, dit tout simplement que dans toute l’histoire peut-être il n’y a pas eu de patriotisme égal à celui du Français du XVIIe siècle.
Ainsi la société met l’individu au service de la collectivité, c’est-à-dire au service de la volonté de tous ou d’un seul représentant tous. Inutile de dire que, pour cela, qu’en cela elle le transforme radicalement. Car la première chose qu’elle lui suggère, c’est de n’être plus lui-même. Il ne faut pas d’originaux dans une société où avant tout, exclusivement s’il est possible, chacun est pour tous. La morale sociale exige l’uniformité sociale. Il y a un patron des citoyens sur lequel tous les citoyens doivent se modeler et dont ils ne doivent s’écarter que par des différences qui sont tolérées pour qu’ils jouissent un peu d’eux-mêmes, mais qui doivent rester très légères.
Il existe de nos jours une morale-science-des-mœurs qui ne laisse pas d’avoir son idéal et de tendre, par une sorte d’expédient que j’ai analysé ailleurs, à une série d’améliorations et de surélévations ; mais dont le fond cependant consiste à connaître les mœurs de ses concitoyens et, somme toute, à s’y conformer. C’est l’esprit général de la morale sociale. Quand je relis le de Officiis, qui est, du reste, un ouvrage très estimable, je ne saurais dire à quel point je crois lire un livre inspiré par la morale-science-des-mœurs. Être ce qu’est un citoyen romain, ce qu’il doit être pour la défense de sa cité et le maintien de sa cité à un certain niveau, ne pas se développer individuellement, se faire de plus en plus être collectif, résumer en soi les mœurs de sa ville ; voilà le de Officiis, voilà l’esprit général de la morale-science-des-mœurs, voilà l’esprit général de la morale sociale.
Elle n’aime pas la recherche désintéressée de la connaissance. Témoin les Athéniens qui n’ont jamais aimé les philosophes, témoin les Spartiates qui, ce qui vaut bien mieux à ce point de vue, n’en ont jamais eu. C’est que le progrès des connaissances humaines mène à la dispersion des esprits et la dispersion des esprits à l’individualisme, en faisant deux hommes de la même cité très sensiblement, trop sensiblement différents l’un de l’autre. Entre un lettré et un savant, un poète et un médecin, un ingénieur et un artiste, il y a des différences telles, d’esprit, et par suite de caractère, ou au moins d’humeur, et par suite de mœurs et d’habitudes, qu’ils ne se sentent plus solidaires, qu’ils ne se sentent plus en communauté. Je me sens plus voisin, peut-être à tort, mais il me le semble, et cela suffit pour cette dissémination dont je parle, d’un Sénèque l’ancien ou d’un Quintilien que de mon voisin l’ingénieur ; et pour celui-ci je suis un être suranné et arriéré, assez analogue à un diplodocus, et il ne peut guère parler de moi sans hausser les épaules. Michelet fait remarquer qu’il est assez probable que les tempéraments aussi se sont individualisés ; qu’autrefois la vieille médecine soignait les maladies par classes et ne se trompait guère ; car on était malade par classes aussi, tributim ; que maintenant les maladies sont individuelles. « Toutes choses aujourd’hui, dit-il encore, sont devenues personnelles. » Il va un peu loin mais il y a du vrai.
C’est de cela que la morale sociale ne veut point. Car cette multiplication d’individualismes imperméables les uns aux autres postule la liberté, exige la liberté d’éducation, de pensée, de groupement entre gens ayant la même façon de penser, et toute liberté, ou individuelle, ou d’association, restreint l’État.
C’est bien pour cela que la société a inventé la morale unique et universelle. « Il existe une morale, la même à Athènes et à Rome, la même chez les civilisés et chez les barbares, la même pour les pauvres et les riches, la même pour les grands et les petits… » Voilà ce dont retentissent tous les de Officiis anciens et modernes, issus de la morale sociale, de la morale officielle. Il le faut bien : la morale unique et universelle est l’uniforme que jette la société sur tous les individus pour qu’ils soient aussi pareils que possible, ce qui est essentiel à ses desseins, c’est-à-dire à ses intérêts. La société est une armée, et une armée doit avoir un uniforme pour se reconnaître ; il faudrait même qu’elle eût un uniforme intérieur, et c’est, par cette morale unique et universelle, ce qu’on cherche. La société tend de toutes ses forces à l’unanimité et écarte d’instinct tout ce qui en éloigne et accueille d’instinct, et même invente, tout ce qui en rapproche.
Remarquez que cette uniformisation, peut-être regrettable du côté des hauteurs de l’humanité, est excellente en bas. J’ai parlé de ces hommes qui, par leur impuissance habituelle à se dominer, à réprimer leurs passions, à se représenter le moment futur et à préférer leur bien-être dans ce moment à leur jouissance dans le moment actuel, sont au-dessous des animaux. Ces hommes sont très nombreux ; car l’homme est au-dessus et au-dessous des animaux ; il est au-dessus par sa raison quand sa raison met ses passions à la raison ; il est inférieur aux animaux quand ses passions l’emportent habituellement, parce que ses passions sont beaucoup plus vives que celles des bêtes. Les animaux le savent bien qui, sans doute, obéissent à l’homme passionné parce qu’il a des moyens de se faire obéir, mais qui ne se laissent véritablement domestiquer que par l’homme qui leur ressemble, c’est-à-dire qui, au moins avec eux, est calme, doux, patient et veut toujours la même chose, sagesse animale, raison animale, que les animaux comprennent.
Or, ces sous-hommes dont je parle, la société, qui ne peut pas les souffrir, qui voit en eux les êtres insociaux par excellence, les supprime, les réprime, ou les élève. Elle supprime les plus désespérés, ceux qui, par atavisme, sont nés pour errer solitaires dans les bois ; elle réprime ceux qui sont moins arriérés et qui sont susceptibles d’être menés par l’intimidation ou le souvenir d’une punition subie ; elle élève les moins bas placés, ceux qui d’eux-mêmes ne se feraient pas un gouvernement de vie, mais qui sont capables d’en recevoir un. Elle les élève, assez peu, mais suffisamment pour qu’on ne soit pas forcé de les supprimer ou de les enfermer ; elle les élève par son existence même, par l’atmosphère qu’elle crée autour d’eux, par l’habitat qu’elle leur fait, par l’adaptation instinctive de l’animal aux entours ; elle les élève par l’exemple, par l’appel incessant à leur instinct d’imitation qui les rend semblables en apparence aux êtres parmi lesquels ils vivent ; elle les élève enfin par sa morale qui s’insinue en eux dès l’enfance et qui joue le rôle d’une suggestion. Beaucoup d’hommes, sans aucun sentiment moral, agissent des années, toute leur vie, en faisant tous les gestes de la moralité sociale, au moins élémentaire. Quelquefois, brusquement, ils se révèlent êtres de passion sauvage ou de passion morbide. C’est qu’une circonstance extraordinaire, inattendue d’eux, violente, leur a soufflé sur les yeux.
Ainsi la société se maintient à un certain niveau par une morale d’uniformité qui tend à l’unanimité et qui donne à tous, ou à peu près à tous, des mœurs sensiblement pareilles, conformes à l’intérêt social.
Et enfin la société ne voulant pas seulement exister, ne voulant pas seulement se maintenir à un certain niveau, mais voulant croître, invente une morale supérieure qu’elle superpose aux deux morales précédentes. Par ses sages, par ses hommes d’État, par ses prêtres, elle fait appel aux sentiments généreux. Elle fait appel aux sentiments d’abnégation et de sacrifice. Elle fait entendre qu’il est beau de se sacrifier pour ses concitoyens, pour ses frères, que la beauté morale est une telle supériorité sur toute chose bonne et sur toute chose belle que la plus heureuse destinée humaine est de l’atteindre. Elle verse une sorte d’ivresse de dévouement dans les âmes des citoyens. Elle institue le culte des héros. Elle les montre plus vivants dans la mort que les plus heureux des vivants. Elle les montre enviés, c’est-à-dire heureux, puisque c’est à l’envie qu’on inspire qu’on mesure le bonheur qu’on a.
Excitant une foule de sentiments divers, très antérieurs à elle, pour les transformer à son profit, le goût du risque, le désir d’être connu et cité avec honneur parmi les hommes, le désir de se survivre et de vivre après la mort dans la mémoire de ceux qui fouleront la terre ; elle crée un monde par delà le monde et une vie par delà la vie, région supérieure où ceux qu’elle a ainsi, non seulement élevés, mais surélevés, vivent puissamment, glorieusement, sans plus distinguer ce qui doit précéder leur mort individuelle de ce qui doit la suivre. Le but est atteint, le dessein rempli : l’individu n’est plus individu que comme puissance ; il n’est plus individu comme préoccupation actuelle de soi-même ; le moi égoïste est aboli, le moi glorieux est créé ; le moi individuel est aboli, le moi collectif est créé. Le Romain mourant en faisant triompher Rome vit avec une puissance extraordinaire, avec un accroissement de vie incalculable, puisque Rome s’accroît et que lui c’est Rome et que Rome c’est lui.
La société crée ainsi des sentiments sublimes et des devoirs sublimes, naïvement, pour son profit. Elle joue exactement ici le rôle de ce « grand trompeur » dont nous avons parlé et qui, selon certains philosophes, nous pipe et nous fait agir pour des fins qui nous dépassent infiniment. Et par parenthèse il est assez probable que c’est l’action suggestionnante de la société sur les individus qui a inspiré à nos philosophes cette idée d’une action suggestionnante de la nature et d’une grande tromperie poursuivie par la nature sur les individus. Que le grand trompeur existe, je ne suis pas assez métaphysicien pour le savoir ; mais ce que je sais, c’est que la société est ce grand trompeur dans les limites de la portion de l’humanité qu’elle suggestionne.
Elle fait travailler ses ouvriers dans les soubassements de sa cathédrale qu’ils ne verront jamais en leur donnant l’hallucination de la cathédrale bâtie. L’analogie est exacte. Est-ce que l’ouvrier qui commence la cathédrale songe qu’il la verra ou qu’il ne la verra pas ? Il ne songe ni à l’un ni à l’autre. Il ne réfléchit pas sur les contingences. Il la voit ; il la voit, mort ou vivant, et dans cette vision l’accident de la mort individuelle est simplement supprimé. Ainsi la société fait travailler ses ouvriers-héros ; et, naïve trompeuse, elle est la première à les admirer.
Cette admiration est une partie inconsciente de sa tromperie. Si ces ouvriers ne se sentaient pas admirés par elle, ils ne travailleraient pas. Mais ils se sentent admirés, magnifiés, glorifiés, bénis et à leur tour, naïvement aussi, ils trompent la société. Ils lui font croire, par l’admiration qu’ils lui inspirent, dans l’admiration qu’ils lui inspirent, non seulement qu’elle est leur obligée, ce qui est vrai, mais que c’est pour eux qu’elle agit, pour leur gloire, pour leur bonheur supérieur, pour leur immortalité. Figurez-vous « le grand trompeur » nous conduisant à ses fins transcendantes que nous ne comprenons pas ; oui ; mais en même temps s’imaginant, ce qui est peut-être vrai et je ne suis pas de son conseil, qu’il nous fait heureux, qu’il nous fait grands, qu’il nous fait une destinée enviable. Tel est le sentiment de la société à l’égard de ses bons serviteurs.
De cette combinaison de trompeur trompé et de trompés qui sont réciproquement trompeurs, se fait le bien social ou du moins ce que les hommes considèrent comme le bien social ; et cela en tout cas est un des plus grands et des plus beaux spectacles que nous offre l’humanité et qu’elle puisse offrir à qui la regarde.
Remarquez cependant que la société n’approuve et n’exalte que les conduites sublimes qui lui sont utiles. Elle reste indifférente à la vertu en soi, à l’héroïsme en soi. Elle ne le comprend même pas, elle ne le voit point. Le saint, l’ascète, le stoïcien, lui sont étrangers ; elle les regarde comme des originaux sans importance ; ils passent à côté d’elle ; elle passe à côté d’eux. Nul doute que Rome n’ait considéré les martyrs avec indifférence quand elle ne les considérait pas avec haine comme ennemis publics, ainsi qu’on le lui disait. Ils meurent pour leur foi : qu’est-ce que cela me fait ?
— Cependant mourir pour une idée, c’est la vertu pure.
— Ils ne meurent pas pour moi. Qui êtes-vous pour me tenir ce langage ? Un chrétien ?
Et en effet personne, sauf un chrétien, ne pouvait tenir ce langage. Marc-Aurèle lui-même ayant persécuté les chrétiens, on ne peut guère supposer qu’en son for intérieur il les admirât, et pourtant il se connaissait en vertu pure. La société n’admire que les vertus qu’elle inspire.
Seulement, à cultiver ainsi la plante humaine, on lui fait produire des fruits qu’on n’a point imaginés, non sua poma. A créer dans l’homme une vertu élémentaire, puis une vertu moyenne, puis un idéal de vertu, on l’habitue, je veux dire on habitue les mieux doués parmi les hommes à se faire à eux-mêmes une morale de plus en plus élevée qui pourra se rendre indépendante de ces desseins de la société qui ont présidé à son élaboration. Il se trouve des hommes qui, pénétrés héréditairement du sentiment du devoir, confirmés dans ce sentiment par leur éducation, enfoncés plus avant dans ce sentiment par leurs réflexions et par la passion généreuse de la lutte contre les passions, arrivent à adorer le devoir pour lui-même, le devoir pour la beauté du devoir, le devoir pur.
Ils ne négligeront pas les devoirs sociaux, sachant bien que le devoir social est une partie du devoir, puisqu’il est devoir de reconnaissance, devoir de fidélité, devoir de solidarité ; ils ne négligeront pas leurs devoirs sociaux et mettront même un point d’honneur à s’en acquitter mieux que la plupart, pour ne point se faire dire : « où places-tu ta sagesse ; et ne la places-tu pas loin du péril et du poids du jour ? » ; ils ne négligeront point, et tout au contraire, leurs devoirs sociaux ; mais ils seront persuadés que tout le devoir n’est pas là et que le mettre là c’est le rétrécir ; en deçà de la société, ils verront eux-mêmes, ils verront leur personne morale qu’il s’agit de perfectionner, de rendre meilleure même en choses dont la société n’a pas besoin ; qu’il s’agit de rendre plus droite, plus pure, plus occupée d’entretiens sublimes, statue vivante de l’honneur ; au delà de la société, ils se verront et se reconnaîtront des devoirs envers l’humanité ; ils découvriront cette société du genre humain, societas generis humani, que démêlaient déjà Cicéron et Sénèque et qui la démêlaient plus facilement qu’un moderne ne le peut faire parce que leur pays avait à peu près, par la conquête, réalisé cette société et tendait entièrement à la réaliser par la « paix romaine » ; ils se verront citoyens du genre humain, ce qui ne laissera pas de les gêner souvent comme citoyens d’une patrie particulière, et ils verront naître de là des conflits de devoirs qui tourmenteront leurs cœurs et exerceront leur esprit.
La société, en créant la morale, a créé un principe d’action et un principe d’abstention qui étaient à son service, qui étaient pour son besoin et qui ont fini, en se développant et en s’agrandissant, par la dépasser.
Considérée comme préjugé nécessaire, la morale est le plus impérieux des préjugés, peut-être parce qu’il est le plus indispensable. Nietzsche l’appelle tantôt la Circé des philosophes, tantôt la Circé de l’humanité, spirituellement, mais avec une exactitude insuffisante peut-être, puisque Circé transformait les hommes en animaux et que Nietzsche déclare lui-même que, sans « les erreurs qui résident dans les données de la morale, l’homme serait resté animal ». La morale est une Circé ascendante. Mais c’est bien une magicienne impérieuse et qui prétend ramener tout à elle et tout gouverner. Bien avant Platon, qui n’a fait que systématiser tout cela, elle a prétendu ramener toutes les actions humaines et toutes les facultés humaines à elle-même comme à leur dernière fin.
Elle a dit à l’ouvrier en le faisant frémir sur les conséquences sociales d’une désobéissance à cet ordre : « Tu n’exerceras qu’un métier qui rendra l’homme plus sain, ou tout au moins tu n’en exerceras pas qui puisse le déprimer physiquement et moralement. »
Elle a dit à l’artiste en lui inspirant la même terreur : « Tu ne dépraveras point ; et, de plus, tu n’auras de valeur vraie et tu ne seras respectable que si par ton art tu inspires des sentiments nobles. »
Elle a dit à l’orateur : « Tu ne seras respectable et digne même du nom d’orateur que si tu es à mon service ; que si, finalement, tes discours tendent à me réaliser davantage et à réaliser mon règne parmi les hommes. »
Elle a dit à l’homme d’État en lui inspirant la même terreur : « La politique, c’est moi ; et quand elle n’est pas moi, elle n’est qu’un moyen détestable et honteux d’arriver à la puissance ; autrement dit, la politique, c’est moi ou une escroquerie. La politique c’est l’art d’amener les hommes à vivre moralement et de plus en plus moralement. »
Elle a dit au savant en lui inspirant les mêmes terreurs : « Prends garde que la connaissance ne soit immorale ; et si elle te paraît telle, ne la divulgue pas. Une vérité immorale n’a pas le droit d’être vraie, ou plutôt elle n’est pas vraie ; car je suis toute vérité et il n’y a de vérité que relativement à moi et proportionnellement à moi. » Et les savants eux-mêmes, tant est grande la force d’intimidation de la morale, se sont réclamés de la morale même pour lui répondre et ont dit : « Mais il est moral de ne pas se tromper et de ne pas tromper les autres ; nous sommes moraux en ne mentant pas. » Ils ont cru devoir faire leurs excuses à la morale.
Si la morale est si séductrice et si impérieuse, c’est que l’homme sent bien que sans elle il pourrait vivre ; — et c’est pour cela que si souvent il se surprend à en vouloir secouer le joug, — mais non pas de la façon nouvelle dont les circonstances l’ont forcé de vivre, c’est-à-dire de la façon sociale ; il sent que la morale est le lien même de la société, ou bien plutôt que la société nécessaire suggère la morale comme une forme de sa nécessité, comme la maxime de sa nécessité et que le contrat social, c’est la convention morale.
De sorte que ceux qui nient la morale peuvent avoir raison, peuvent avoir raison en disant qu’il n’y a là d’abord qu’une convention et ensuite qu’une habitude ; mais sont toujours dans le faux, dans le faux social parce que la vérité sociale est qu’il y ait un gouvernement des hommes par eux-mêmes, dans leurs relations entre eux et pour leurs relations entre eux et que ce gouvernement est une morale, plus ou moins élevée, plus ou moins pure, plus ou moins noble, mais une morale toujours, une morale, c’est-à-dire sacrifier quelque chose de soi à quelque chose qui nous dépasse.
Cela est si vrai que les négateurs de la morale, en théorie, n’existent pas. On ne nie la morale qu’en action. A la vérité, de cette façon-là, on la nie bien. Les négateurs de la morale ont toujours une pensée de derrière la tête qui est une pensée morale. Nietzsche : « Je nie la moralité comme je nie l’alchimie ; je nie les hypothèses, mais non pas qu’il y ait eu des alchimistes qui ont cru à ces hypothèses et qui se sont fondés sur elles. Je nie l’immoralité ; je ne nie pas qu’il y ait beaucoup d’hommes qui se sentent immoraux ; je nie qu’il y ait vraiment une raison pour qu’ils se sentent ainsi. Je ne nie point, n’étant pas fou, qu’il faut éviter et combattre beaucoup d’actions dites immorales, qu’il faut exécuter et encourager beaucoup de celles qu’on dit morales : mais je crois qu’il faut faire l’une et l’autre chose pour d’autres raisons qu’on l’a fait jusqu’à présent. Il faut que nous changions notre façon de voir pour arriver à changer notre façon de sentir. »
Toutes les fois que vous entendrez nier la morale, le dialogue suivant pourra s’établir entre votre voisin et vous : « Quel est cet homme qui nie la morale ? — C’est un homme qui en cherche une ».
Les religions, comme l’a très bien dit Secrétan, dont la définition, quoique un peu lourde, me paraît la plus juste, sont des « déterminations de la vie humaine par le sentiment d’un lien unissant l’esprit humain à l’esprit [ou aux esprits] mystérieux dont il reconnaît la domination sur le monde et sur lui-même et auxquels il aime à se sentir uni ».
Ce besoin de déterminer ainsi la vie humaine me paraît remonter plus loin que l’invention sociale. Considérées comme préjugés nécessaires, les religions seraient donc au nombre de ces croyances antérieures à elle, que la société prend en main et modifie à son service, pour ses besoins et pour ses fins. Ce que nous savons des sauvages, qui ne sont pas des hommes primitifs, mais qui doivent se rapprocher de cela, nous permet de croire en effet que les religions sont aussi anciennes que l’homme même ou à très peu près.
Dès que l’homme a erré sur la terre, il a eu peur, et je ne serais pas très éloigné de croire aussi que dès qu’il a erré sur la terre il a eu gré. Il a eu peur des forces inconnues qui lui faisaient mal ou qui le menaçaient de mort, froid, trop grande chaleur, vents, tempêtes, orages, foudre, eau torrentielle, inondations, incendies allumés par la foudre, poisons, etc. Mais on peut bien croire aussi qu’il a eu gratitude envers la source fraîche qui étanchait sa soif, l’ombre reposante des forêts, l’arbre qui lui donnait des fruits.
Or, de tout cela, qu’il ne pouvait considérer, partant de lui-même, que comme des personnages supérieurs, malveillants ou bienveillants, il a fait des dieux. « J’ai lu, dit Bayle, dans le voyage du chevalier Drach, que les habitants [sauvages] de la Nouvelle Albion prenaient les Anglais pour des dieux parce que, leur montrant leurs plaies, ils en recevaient des emplâtres et des onguents qui les guérissaient ; — et au contraire les Espagnols furent pris pour des dieux dans l’Amérique à cause du mal qu’ils faisaient par leurs canons, et l’on prit leur navire pour un oiseau qui les eût portés du ciel en terre. » Voilà précisément la religion primitive : un Dieu est un être supérieur qui est capable de faire du mal et qu’on craint ; — un Dieu est un être supérieur qui est capable de faire du bien et qu’on aime.
« Primus in orbe Deos fecit Timor » est faux, ou du moins incomplet. Il faut dire « Et Timor et gaudens fecerunt Gratia divos. » Et si l’on veut, comme je le crois, que les premières impressions furent de terreur et qu’il fallut quelques réflexions pour que l’homme aimât la source après avoir craint le torrent, disons : « Prima Deos fecit Formido, proxima fecit Gratia. »
Toujours est-il que la crainte et l’amour reconnaissant sont les principes mêmes des religions.
La crainte domine longtemps l’homme, l’homme étant beaucoup plus sensible à la puissance terrible des dieux qu’à leurs faveurs, qui lui semblent avares et momentanées ; et le droit à la vie étant un sentiment naturel à l’homme et beaucoup de méditations lui étant nécessaires pour arriver à cette idée que la vie même, quelle qu’elle soit, est une faveur continue et incomparable de la nature. La crainte donc domine longtemps. On adore surtout des dieux méchants, pour les apaiser ; on les considère comme éternellement irrités, la nature nous paraissant surtout quelque chose qui nous repousse et qui trouve toujours que nous empiétons sur elle. Le Dieu de la Bible, quoique Dieu unique, est beaucoup plus un Dieu terrible qu’un Dieu bon et favorable ; c’est un Dieu qui trouve toujours qu’on ne lui obéit pas assez et point assez correctement, et qui toujours punit et toujours se venge. La plupart des cérémonies du paganisme sont destinées beaucoup plus à détourner les infortunes que l’on craint d’en haut qu’à s’attirer les faveurs que l’on en désire ou qu’à remercier des faveurs qu’on en a reçues. C’est surtout à la foudre grondant ou lancée qu’on reconnaît Zeus. Traduisant, sans doute, un vieux poète grec, Horace dit
Et encore :
Tacite encore, très arriéré, tout plein de superstitions, voyant donc, très probablement, la religion sous l’angle des anciens temps, prétend que les dieux ont plus à cœur de punir l’homme et se venger que de lui assurer la sécurité : « Neque enim unquam atrocioribus populi romani cladibus magisve justis approbatum est non esse curæ deis securitatem nostram, esse ultionem. » Nous aurons à revenir sur ce point de vue à propos de la Némésis, dont, parce qu’elle est une idée très particulière, nous ferons un chapitre à part.
Cependant ce double sentiment de terreur mêlée de reconnaissance, amenait peu à peu à une religion bilatérale, qui admettait dans le monde des dieux favorables à l’homme et des dieux irrités contre l’homme et voulant toujours sa perte, en un mot des Dieux du bien et des Dieux du mal. D’après Plutarque, le roi Amasis, à cette question : quoi de plus bienfaisant ? répondit : Dieu ; et à cette question : quoi de plus malfaisant ? le Démon. Le roi Amasis était déjà manichéen.
Les anciens prêtres de l’Étrurie, au témoignage encore de Plutarque, étaient assurés que Jupiter avait deux foudres, l’une favorable, autant qu’une foudre peut être favorable à quelque chose, et l’autre funeste ; et que de son premier mouvement, et sans consulter personne, il lançait la première et qu’il ne lançait l’autre que sur le conseil des autres dieux. Ceci, sans compter que c’est une histoire charmante, est la transition de la seconde phase à la troisième, la première étant celle où surtout on craint les dieux, la seconde étant celle où à la fois on les craint et on les aime, la troisième étant celle où surtout on a confiance en eux.
On arrive en effet à les considérer comme auteurs des biens et à se demander pourquoi le mal existe et à s’ingénier à trouver une réponse qui justifie les dieux de l’existence du mal et qui le mette en dehors d’eux. Ne faut-il pas remarquer, en effet, que dans tout le paganisme romain l’épithète de très bon précède celle de très grand dans l’énumération des titres de Jupiter, ce qui fait dire à Cicéron : « Ipse Jupiter, id est juvans pater, quem appellamus a poetis patrem Divum atque hominum ; a majoribus nostris optimum maximum et quidem ANTE OPTIMUM, ID EST BENEFICENTISSIMUM, QUAM MAXIMUM, quia majus est certeque GRATIUS prodesse omnibus quam opes magnas habere. »
Ne faut-il pas remarquer que de très haute antiquité, tout en conservant les dieux méchants, on ne divinisait parmi les hommes que ceux qui avaient été bienfaiteurs ? Ne faut-il pas remarquer que les Scythes dirent à Alexandre : « Si tu es né Dieu, tu dois faire du bien aux hommes et non pas leur nuire » ? Ne faut-il pas remarquer que le philosophe Antipater définissait Dieu : « un animal heureux, immortel et bon à l’homme » ? Enfin c’était un proverbe, chez les Grecs comme chez les Latins, que la meilleure manière d’imiter les dieux était de faire le bien, et que jamais l’homme ne se rapprochait plus des dieux que quand il sauvait un homme.
Au fond, toute religion est faite de pessimisme et d’optimisme ; mais les religions, en général, passent du pessimisme à l’optimisme, à mesure que cette idée se fait parmi les hommes que la faveur est gratuite et que le mal infligé peut être une punition ; ou seulement que la faveur est gratuite et que le mal infligé peut-être l’acte de quelqu’un à qui l’on déplaît. Jouant avec ses idées, comme toujours, Bayle dit d’abord : « De toutes les vertus de Dieu, c’est la bonté qui serait la plus visible si les hommes se servaient de réflexion. Quelle bonté n’est-ce pas d’avoir attaché du plaisir à toutes les actions nécessaires et de nous avoir rendus susceptibles du plaisir en une infinité de façons ? On a beau dire que nous le sommes encore plus du chagrin et de la douleur, cela n’est pas vrai, et quand il serait vrai, nous ne devrions pas pour cela méconnaître la grande bonté de Dieu, puisqu’il nous serait aisé de voir que les plaisirs dont nous jouissons viennent des lois qu’il a posées dans la nature et que nos chagrins viennent du mauvais usage que nous faisons de notre raison. » [Rousseau reprendra cela plus tard.] — Bayle dit, donc, cela et puis il ajoute, pour jouir du plaisir de se réfuter : « Notez en passant que cette différence qu’on observe et que l’on fonde sur les suites du mauvais usage que nous faisons de notre liberté pourrait ne pas contenter des adversaires difficiles ; car ils diraient que cela même que l’homme abuse de la raison pour se chagriner mal à propos est un grand malheur et doit être mis dans le partage des afflictions ; de sorte que si l’on fait le parallèle des biens et des maux que la Providence fait à l’homme, il ne faut pas moins compter les maux qui naissent de la faiblesse de la raison que les maladies, la faim, le froid et autres incommodités. »
Il est vrai ; mais la méditation de l’homme sur lui-même, nulle au commencement de l’humanité, progressant à travers les siècles, amenant de plus en plus l’homme à se considérer comme l’auteur de beaucoup de ses maux, déchargeant d’autant la responsabilité divine et s’arrêtant là, du moins pour la plupart des hommes et n’allant pas, ce qui commence à être un peu raffiné, jusqu’à accuser les dieux des méfaits mêmes de l’homme contre lui ; la méditation de l’homme fait passer les religions du pessimisme presque intégral à un pessimisme mêlé d’optimisme ; puis à une conception mi-partie optimiste mi-partie pessimiste ; puis à une conception optimiste où le pessimisme ne fait plus qu’une difficulté ou qu’une ombre.
Ce passage, le naïf Plutarque le marque et le caractérise très bien dans les lignes souvent citées : [Périclès disait de lui-même en mourant] « que nul Athénien n’avait jamais par sa faute porté robe noire ; et il me semble que c’est en cela qu’il méritait son surnom d’Olympien, lequel autrement eût été trop arrogant et superbe, mais qui, à le prendre ainsi, ne devait être ni odieux ni envié, mais plutôt très séant et convenable pour, en nature si bénigne et débonnaire et en si grande liberté d’action, avoir conservé ses mains nettes et pures. C’est ainsi que nous réputons les dieux être auteurs de tous biens et causes de nuls maux et dignes en cela de régir et gouverner le monde, nous écartant des dires des poètes, lesquels mettent nos esprits en trouble et en confusion par leurs folles fictions qui se contredisent, attendu qu’ils appellent le ciel séjour très sûr, non tremblant, non agité des vents, non voilé de nuées, toujours doux et serein, en tout cas éclairé d’une pure lumière, digne habitation de natures souverainement heureuses et immortelles ; et puis décrivent les dieux eux-mêmes pleins de dissensions, d’inimitiés, de colère et autres passions qui ne conviennent pas même à l’homme sage et de sain entendement. »
C’est que les poètes et particulièrement Homère, qui est surtout visé ici, sont placés chronologiquement — et aussi par leur génie compréhensif — entre la phase religieuse pessimiste de l’humanité et la phase religieuse optimiste de l’humanité et, voyant les dieux se transfigurer, les voient sous leurs deux figures.
C’est ainsi que le sentiment religieux en sa ligne générale, et quand on veut ne pas tenir compte des régressions, des sinuosités et des péripéties et des particularités, va de la terreur des dieux à l’amour de Dieu, d’une conception pessimiste et désespérée de l’univers à une conception consolante du gouvernement du monde et de divinités considérées surtout comme hostiles et formidables qu’il faut apaiser par du sang humain à une divinité qui verse son sang pour l’homme et dans le sein de laquelle on se réfugie comme dans le sein du consolateur et pour se consoler de ce qu’elle a fait.
J’ai parlé jusqu’ici des religions indépendamment de la société et indépendamment de l’influence que les sociétés ont eue sur elles. Venons à ce point de vue. L’homme primitif a, je crois, comme je l’ai dit, le sentiment religieux. Il sent des puissances mystérieuses dans tout ce qui l’entoure ; il les craint, il en aime quelques-unes ; voilà la première phase. Mais, comme surtout il les redoute, il lui vient à l’idée de s’attribuer à lui-même un Dieu protecteur qui le soutienne contre les malices des autres dieux. Comment cette idée, la plus difficile à expliquer dans toute l’histoire des religions, lui vient-elle ? Probablement de circonstances observées et rattachées à l’idée générale du surnaturel. Le primitif se croit entouré de dieux. D’autre part, il rencontre un objet qui l’intéresse par sa beauté ou par sa bizarrerie :
Cet objet, il l’emporte avec lui comme une compagnie ; il lui parle, il s’entretient avec lui ; il en fait déjà une personne. Si le jour où il l’a trouvé il lui arrive bonne aventure de chasse, de pêche ou de cueillette, il attribue au petit compagnon cette fortune, cette chance, et il le conserve avec religion. Si c’est le contraire, il le jette ou il le brise, et cet acte n’est pas moins religieux que l’autre : l’homme a vu dans son petit compagnon un Dieu méchant. — Voilà le fétiche.
Béranger écrivait à Lamennais : « J’ai connu un petit enfant qui avait un Jésus de cire. Sa bonne, en touchant à la statuette, la brisa. L’enfant se mit à pleurer en disant : « Je n’ai plus de bon Dieu ; je vais mourir. » L’enfant avait le sentiment religieux sous forme de fétichisme. L’homme primitif a le même sentiment, seulement plus viril ; et passe à l’égard de son fétiche de la vénération à la colère :
Le fétichisme me paraît l’état intermédiaire entre la religion vague des forces de la nature et la religion des dieux de la cité. Il a dû être la religion caractéristique de l’état familial. Chaque chef de famille avait son fétiche protecteur de sa personne et de ce qui était attaché à sa personne ; et au cou de la femme et des enfants on suspendait d’autres fétiches probablement considérés comme subordonnés au fétiche du chef de famille.
La religion des forces naturelles continue, du reste, tantôt en accord, tantôt en désaccord avec le culte fétichiste ; mais elle est plus lointaine, moins intime. L’homme continue à craindre la foudre et à aimer la bonne naïade de la source fraîche ; mais, tout en le craignant quelquefois, il a plus de confiance dans son Dieu personnel. Le fétichisme est la religion rapprochée de l’homme, une religion familière, une religion où l’homme dispose de l’objet de son culte et, intimidé par lui, peut-être l’intimide ; une religion où, en tout cas, il y a toujours plus de confiance que de terreur. Le fétiche est un hôte qui serait un Dieu. On a toujours, quoique le respectant beaucoup, quelque prise sur lui, et l’on a lieu d’espérer qu’en le traitant bien on en sera toujours, malgré ses caprices, plutôt protégé que persécuté.
J’ai toujours pensé que le fétichisme, là où il a existé — car il n’est pas sûr qu’il ait existé partout — a retardé le moment où la religion des forces naturelles devait s’adoucir et passer du pessimisme prépondérant à l’optimisme relatif. Du moment que j’ai un Dieu personnel qui surtout me protège, je ne cherche pas ou je cherche moins des dieux protecteurs dans la nature et je regarde davantage la nature comme une collection de monstres divins…
qui est conjurée contre moi. Le fétichisme, besoin d’avoir un Dieu pour soi, issu de la terreur qu’inspire la nature, entretient et redouble cette terreur. L’enfant se jette au giron de sa mère par peur des figures étrangères, et il a peur des figures étrangères tant qu’il a le giron maternel où se réfugier et d’autant plus qu’il l’a sans cesse.
Quand l’homme passe de l’état familial à l’état social, comme la famille avait ses fétiches, la tribu, la cité a les siens. L’homme se complique. Il est lui-même et il est la cité, il vit en lui-même et en sa famille ; et il vit dans la cité. Le fétiche devient totem, ou plutôt le fétiche reste pour chaque homme, pour chaque famille, et le totem apparaît, qui protège la cité tout entière.
C’est ici que commence l’intervention de la cité dans la religion. La cité ne crée pas la religion ; mais elle la transforme, l’altère et la fait servir à ses fins. D’un préjugé nécessaire personnel elle fait un préjugé nécessaire social.
Elle comprend très bien, en effet : 1o que la religion peut être antisociale ; 2o qu’elle peut être socialisée ; 3o qu’il y a le plus grand intérêt pour la cité à ce qu’elle ne soit pas antisociale et, si l’on peut arriver jusque-là, à ce qu’elle soit socialisée.
La religion peut être antisociale. D’abord l’homme convaincu qu’il est protégé, lui et sa famille, par un Dieu bienveillant et qui est fort, peut n’être pas attaché à la société par un lien très solide. Il se sent protégé par autre chose. Rien n’a dû être suspect aux premières sociétés comme le fétiche. Le Totem, né du fétiche et agrandissement du fétiche, a dû avoir le fétiche en horreur. Opposer le Totem au fétiche et absorber tous les fétiches dans le Totem a dû être un des exercices naturels et instinctifs de l’instinct social. D’autre part, créé plus tard, mais pouvant, dès l’origine des sociétés, se dessiner déjà un groupe social peut avoir des fétiches communs ou apparentés les uns aux autres, de même caractère, de même origine commune, de la même région par exemple, écorces de la même forêt, coquillages de la même rivière, et ces citoyens peuvent être reliés entre eux par cette communauté et ce parentage des fétiches et former par ce fait une cité dans la cité, une tribu dans la tribu, un État dans l’État. Voilà ce que la cité regardera d’un très mauvais œil et combattra de tout son pouvoir.
Ce qu’elle admettra seulement, c’est la grande religion universelle à l’égard des puissances de la nature et la religion nationale, civique, patriotique à l’égard du Totem ou des Totems nationaux. Le grand théologien ancien, le pontifex maximus des religions antiques, c’est Jean-Jacques Rousseau. Que veut-il ? Deux choses seulement, et c’est bien en deux articles seulement que se résume sa fameuse religion civile. Il veut qu’on croie en Dieu rémunérateur et vengeur et que l’on croie au Contrat social. Dieu rémunérateur et vengeur, c’est, résumé et ramassé en un seul, tous les grands dieux naturels des religions antiques, protecteurs des uns, terribles aux autres, dispensateurs des faveurs et des défaveurs, peut-être selon une certaine loi de justice, en tout cas puissants gouverneurs de l’univers sous lesquels il est bon, ne fût-ce que pour éviter l’orgueil et la violence individualiste (ὕβρις) que le citoyen s’incline et ploie.
Et le Contrat social, c’est le Totem, c’est le Dieu national, c’est l’Esprit de la cité ; c’est l’Esprit social. C’est un Dieu ; le citoyen lui prête serment, comme à une divinité, tout aussi bien et tout autant qu’au Dieu rémunérateur et vengeur. Il jure de lui obéir et d’y croire. Il jure une foi en lui. S’il n’avait pas cette foi il serait mauvais citoyen, il ne serait pas citoyen. Et s’il manque à son serment, si, ayant prêté ce serment, « il se conduit comme s’il ne l’avait pas prêté », alors, tout autant pour être infidèle à son serment au contrat social que pour être infidèle à son serment à Dieu, tout autant pour manquer à l’Esprit social que pour manquer à la Divinité proprement dite, il sera puni de mort, comme infidèle, comme impie, ou, si vous voulez, « non comme impie, mais comme parjure », parce que le Contrat social est un Dieu, l’Esprit social est un Dieu tout autant que l’Être suprême. — Et de quoi, quand il s’agit de voir où est la volonté générale, quand il s’agit de dégager, de démêler, de reconnaître l’Esprit social, de quoi Rousseau ne veut-il pas, à quoi répugne-t-il, qu’est-ce qu’il récuse et repousse ? Les suffrages des citoyens qui se seront associés, ligués, entendus, concertés ; c’est-à-dire non pas les fétiches particuliers, je le reconnais, mais les fétiches associés, les fétiches de corps, de corporation, de gentes, bien plus dangereux pour le Totem national que les fétiches personnels, lesquels ne sont pas un danger, étant très faibles. Rousseau a créé le Dieu national. Non pas ; il l’a renouvelé des sociétés antiques, et comme les sociétés antiques il l’installe, à titre de pair, à côté du Dieu créateur ou démiurge.
La société antique, en effet, s’aperçoit que la religion peut être socialisée. Elle peut l’être de deux façons, en sens inverse : à la condition que l’individu se dépersonnalise en abandonnant son fétiche qui était un Dieu attaché à sa personne et comme un double de lui-même et s’agrandisse, s’élargisse, se socialise jusqu’à n’adorer que le Totem national et n’avoir confiance qu’en lui ; — à la condition aussi que l’individu qui adore les grandes forces naturelles les adore comme rattachées à la cité, les adore comme nationales.
D’un côté élargir le fétiche jusqu’au Totem ; d’autre côté rapetisser le grand Dieu et le ramener à n’être guère qu’un Totem ; c’est le double jeu naturel et c’est le double effort instinctif de la cité.
De là la guerre à l’idolâtrie, c’est-à-dire aux petits dieux personnels, familiaux ou gentiliaux ; de là aussi la transformation bizarre des Dieux naturels en Dieux nationaux. Il y a un Dieu universel, qui a créé le ciel et la terre, qui a créé tous les hommes, mais qui en même temps est le Dieu étroit du peuple hébreu, un Dieu à la fois mondial et national ; il faudrait dire : « Dieu » qui est « un Dieu ». Il y a une déesse de l’ordre universel et de l’intelligence universelle qui est en même temps la déesse locale des Athéniens ou plutôt qui est Athènes elle-même ; il y a un roi de l’air, du ciel, des astres et des météores, mais qui est en même temps le Dieu d’un petit roc qui s’appelle le Capitole et le Dieu d’un petit peuple qui s’appelle Romain.
D’autre part, la cité ne peut pas extirper le fétiche ; elle ne l’extirpera jamais ; sous toutes les religions, ou à travers toutes les religions, il reparaîtra toujours et toutes les religions seront forcées de le tolérer sous un nom ou sous un autre ; la cité ne peut pas extirper le fétiche ; mais elle le combat. Elle admet ici et là les Dieux lares, mais elle combat les génies particuliers, les divinités particulières, surtout quand ceux qui croient les avoir les considèrent comme inspiratrices ; ce qui a tué surtout Socrate, c’est son démon. Mais ce que la cité combat avec le plus d’énergie, c’est l’association des fétiches, c’est le fétichisme collectif ; c’est, séparée, distincte de la religion nationale, une religion rassemblant un certain nombre de membres de l’État dans un culte qui n’est pas celui de l’État. Cela lui paraît, non sans quelque raison, une patrie dans la patrie, une communauté d’âmes formant îlot, récif et citadelle, au milieu de la grande communauté d’âmes.
L’attitude d’Athènes en face des mystères d’Éleusis et de l’Orphisme est bien remarquable, à cet égard. Athènes avait pour les orphiques et les sectateurs d’Éleusis un mélange de mépris, de crainte et de défiance. Elle méprisait, comme nous l’apprennent Théophraste et Platon, ces orphéotélistes qui s’en allaient frapper à la porte des riches, apportant leurs formules et leurs rites et remettant les péchés de toute la famille depuis les ancêtres jusqu’aux petits enfants ; elle craignait les colères de dieux particuliers ou plutôt de dieux généraux invoqués d’une façon particulière et pouvant avoir pour ceux qui les invoquaient des faveurs particulières se tournant en défaveurs à l’égard de la généralité ; et c’est pour cela qu’elle n’osait pas interdire ces mystères ; mais surtout elle voulait qu’on n’en parlât pas ; la divulgation des mystères était rigoureusement interdite, parce que ce qui n’était pas dangereux, cru et pratiqué par un groupe d’originaux ou d’excentriques, pouvait l’être, pratiqué et cru par une fraction importante de la population et devenant religion contre religion ; il fallait que l’orphisme demeurât conciliabule et convent d’initiés sans prétentions à la prédication et à la propagande.
Quant à l’attitude de Rome devant le christianisme, elle est plus significative encore. Voltaire dit toujours : Rome n’a jamais persécuté les chrétiens ; non jamais ; car elle les a persécutés, non comme chrétiens, mais comme ennemis de l’Empire. — Or rien ne dit plus fortement que c’est la fondation même d’une religion étrangère à la religion nationale qui était considérée par la cité antique comme crime contre la cité elle-même. Car, que des gens qui ne formaient aucunement un parti politique, qui ne se révoltaient jamais et qui ne fomentaient aucune révolte — « les a-t-on vus mutins ? les a-t-on vus rebelles ? » — qui obéissaient strictement aux lois politiques de l’Empire, fussent cependant massacrés ; cela montre assez que le seul fait d’avoir un Totem autre que les Totems nationaux était tenu et pour crime et pour danger.
— Mais, comme dit toujours Voltaire avec une naïveté surprenante, les Romains si tolérants, qui admettaient dans leur Panthéon les quatre mille dieux de l’univers !
— Précisément ! En apporter un de plus c’est faire adhésion à la religion nationale, qui est le polythéisme ; mais en proclamer un comme seul et unique pour tout l’univers et comme excluant, éliminant et exterminant tous les autres, c’est nier le polythéisme qui est la religion nationale ; et c’est cela qui est le crime.
Hostiles aux religions particulières, favorables aux religions naturelles à la condition de les transformer en religions d’un caractère mixte, en religions naturelles-nationales, les cités songent surtout et c’est leur caractère le plus marqué en choses religieuses, à faire des dieux nationaux qui soient bien véritablement des dieux du pays en tant qu’y étant nés. Elles transforment de tout leur courage les grands hommes locaux en divinités. Ceux-ci sont les véritables Totems, les grands fétiches de la patrie. Ils tiennent au sol d’où ils sont sortis, où ils sont rentrés avec honneur et avec gloire et qu’ils continuent à habiter. Ils sont immortels, que personne ne songe à le nier puisqu’on parle d’eux autant et beaucoup plus que des hommes vivants et puisque leurs exemples, mêlés aux actions des hommes et les créant, sont un acte permanent qui vient d’eux.
La cité insiste beaucoup sur cette idée, sur ce sentiment, parce qu’elle a bien conscience de ce qu’elle est, une association non seulement dans l’espace, mais dans le temps, à travers les temps, et que cette association des vivants avec les morts et des morts avec les vivants ne peut s’obtenir, d’abord que par le culte des morts dans chaque famille, ensuite que par le culte des morts glorieux par la tribu tout entière les considérant comme pères communs de la cité.
Cela devenait quelquefois une dévotion particulière, très analogue à celles que l’on trouve plus tard dans le christianisme. L’antiquité a connu « l’Imitation des Dieux », comme nous avons connu l’Imitation de Jésus-Christ. Pythagore enseignait que l’acquisition de la vérité était l’unique moyen de parvenir à être semblable aux dieux ; mais que, pour connaître la vérité, il fallait la rechercher avec une âme purifiée et qui eût dompté les passions du corps. Les Pythagoriciens, par suite, assuraient qu’on se perfectionne de trois manières : en conversant avec les dieux ; car pendant ce commerce on s’abstient de toute mauvaise action et l’on se rend semblable à la Divinité autant qu’une pareille chose est possible ; — en faisant du bien aux autres ; car c’est le propre de la Divinité et faire de même c’est l’imitation des dieux ; — enfin en sortant de la vie. Les hommes qui ont ainsi imité les dieux sont comme des intermédiaires entre les dieux et les hommes et doivent être honorés comme des divinités de second ordre. Les divinités humaines de l’antiquité, si je puis ainsi parler, ont été les héros, les bienfaiteurs et les sages. On a reconnu en eux comme une émanation de la Divinité, dont ils dérivaient en quelque sorte à eux les attributs caractéristiques. Ils comblaient, ce qui a toujours été le désir secret des anciens, la distance entre la terre et le ciel. Plus la cité eut conscience de sa perpétuité dans le temps, c’est-à-dire d’elle-même, plus le culte des héros (Athènes, Sparte, Rome) y fut énergique et plus le culte des héros fut ardent et profond dans un peuple, plus ce peuple fut longtemps fort.
Par le culte des héros, la cité, d’une part combattait le fétichisme et lui donnait pour ainsi parler un équivalent et un succédané ; d’autre part, sans combattre précisément la religion des puissances naturelles, mais en habituant les esprits à cette idée qu’un Dieu a pu être un homme, anthropomorphisait de plus en plus les dieux naturels et par conséquent les rendait plus propres à être des totems, des dieux nationaux, un Dieu national ayant besoin d’être localisé, d’avoir un état civil. Jamais les dieux naturels ne furent complètement anthropomorphisés et nationalisés ; mais ils le furent à moitié. Le Dieu naturel restait toujours le Dieu de son élément, air, feu, eau, terre, forêt, soleil ; mais il était aussi un Dieu de cité : Poséidon dans le cerveau d’un bourgeois d’Athènes est le Dieu de la mer et un ancien amiral athénien.
En possession de ces éléments religieux : dieux naturels nationalisés, dieux nationaux proprement dits, quand une tradition en a établi, héros légendaires ou historiques transformés en dieux, la cité a les éléments d’une religion sociale ; elle n’a point encore une religion sociale. Qu’est-ce qu’une religion sociale ? « Une détermination de la vie humaine par le sentiment d’un lien unissant l’esprit humain aux esprits dont il reconnaît la domination sur lui-même et auxquels il aime à se sentir uni » ? Point du tout. Une religion sociale est une religion qui fera aimer la société et qui amènera les citoyens à se dévouer à elle. Voilà la religion qu’instinctivement la société veut.
Elle dirigera donc la religion du côté de la morale ; elle moralisera la religion. C’est le grand phénomène social dans l’ordre des choses religieuses. La religion du primitif n’est pas morale. Elle est faite de beaucoup de terreur, d’un peu de gratitude et d’un peu d’amour. Elle ne lui commande rien, si ce n’est d’apaiser le Dieu méchant et de remercier le Dieu bon. Elle ne lui prescrit aucun devoir. La religion du « familial » n’est pas morale. Elle ne lui suggère que d’élever ses enfants dans la crainte du Dieu méchant et dans la reconnaissance envers le Dieu bon. Elle ne lui prescrit aucun devoir proprement dit. Le familial ne peut pas savoir que les dieux veulent qu’il soit bon fils, bon mari et bon père ; rien absolument ne peut lui donner une idée de cela. La religion, jusqu’au moment où la société existe, n’a aucun caractère moral.
Dès que la société existe, la société a un intérêt, et très grand, à persuader au citoyen que les dieux veulent qu’il soit bon citoyen. Elle a intérêt à exploiter à son profit un des sentiments les plus forts, un des sentiments les plus gros d’actions que l’homme ait en lui.
Elle fait donc des dieux bons et elle fait les dieux bons.
Elle fait des dieux bons et cela ne lui est pas difficile, puisqu’elle n’a qu’à élever au rang des dieux les bienfaiteurs de la cité.
— Encore faut-il que les citoyens se prêtent à ce jeu !
— Comment ne s’y prêteront-ils pas puisque le héros bienfaisant, 1o est une force, comme un torrent et un coup de vent ; 2o est une force bienfaisante et salutaire, comme la source qui rafraîchit ou la caverne qui protège ? L’assimilation d’un homme à une force de la nature, voilà, semble-t-il, la difficulté, le grand pas à franchir. La difficulté n’est pas si forte, le pas n’est pas si grand qu’il paraît. Pourquoi ? A cause de l’organisation aristocratique de l’humanité par la nature, à cause de l’organisation naturellement aristocratique de l’humanité, à cause de l’aristocratie naturelle. « Quanto homo homini præstat — combien un homme l’emporte sur un autre homme », dit le comique latin. Il y a de si grandes différences entre un homme et un autre homme que l’humanité, dès qu’elle est rassemblée, voit dans son sein des hommes tellement supérieurs qu’elle est disposée tout naturellement, dès qu’ils sont morts, à les considérer comme des forces bienfaisantes de la nature qui se sont incarnées en hommes, comme des visiteurs mystérieux du monde de la divinité à travers le monde humain. « Qu’on ne nous parle plus, dit Platon, de ces dieux qui se promènent parmi les hommes, inventions malsaines des poètes… » — « Comment donc ! répondra l’Athénien qui aura quelque chose en lui de l’homme primitif ; mais des dieux se promenant parmi les hommes, c’est ce qui arrive tous les jours, et Périclès en est un, et Phidias en est un, et Socrate en est un, et soyez assuré que vous en êtes un autre. »
Ce qui frappe alors l’humanité et en vérité sans qu’elle y mette beaucoup d’imagination, c’est la singulière ressemblance, malgré des différences déjà sensibles et qui s’accuseront plus tard, de l’humanité avec la nature. L’humanité a ses sommets, ses dépressions et ses platitudes ; l’humanité a ses forces bienfaisantes, ses forces malfaisantes et ses choses neutres ; l’humanité a ses grandeurs et ses petitesses ; l’humanité a ses convulsions, ses orages, ses tempêtes et ses bonaces ; l’humanité a ses montagnes, ses volcans, ses plaines et ses marécages. Assimiler les hommes qui ont bien mérité de l’humanité à des forces de la nature bienfaisantes envers l’homme, à des dieux bons, est donc la chose la plus naturelle du monde.
Donc la société fait des dieux bons. Elle fait, de plus, les dieux bons ; elle fait bons les dieux, indifférents au bien et au mal que l’humanité a adorés jusqu’à présent et qu’elle continue à adorer. Elle les fait bons parce qu’elle a besoin qu’ils le soient. Pour cela elle les humanise. Double mouvement dans le même sens : les grands hommes deviennent des quasi forces naturelles bienfaisantes ; les forces naturelles deviennent des quasi hommes supérieurs qui sont bienfaisants et moraux et qui protègent les sociétés. Remarquez que dans ce jeu qu’elle doit jouer et qu’elle ne peut pas s’empêcher de jouer, la société est singulièrement aidée par ceci : on observe, on constate que les bons citoyens réussissent, que, finalement du moins, ils sont heureux, que l’homme prévoyant, sage, économe, qui est fidèle à sa femme, qui élève bien ses enfants, est en honneur dans la cité et jouit d’un bel âge mûr et d’une belle vieillesse, cela par le jeu naturel de la société à peu près bien organisée. Mais, puisqu’on croit encore aux dieux très puissants et dispensateurs du bonheur et du malheur, pour que l’homme de bien soit heureux, ne faut-il pas que les dieux le veuillent ? Donc, ils aiment le bien, donc ils sont bons, donc ils sont moraux : les dieux sont moralisés à mesure que la société se moralise parce qu’elle a besoin de la morale.
Cela est si vrai qu’il se produit un double courant. Parmi les hommes qui philosophent sur la nature des dieux, les uns sont frappés de ce qu’étaient les dieux dans les premières conceptions de l’humanité et, les trouvant immoraux, les incriminent et les insultent. Ce que tous les poètes moralistes grecs ont dit des dieux a dû se dire plus ou moins haut dès les premiers temps de l’humanité sociale.
Les autres, et généralement les prêtres et ceux qui ont l’âme sacerdotale, les Sophocle des premiers temps de l’humanité, s’efforcent de présenter les dieux comme ayant été mal compris, comme ayant été calomniés par leurs premiers adorateurs et comme étant très bons, très moraux, très purs, meilleurs, plus moraux et plus purs que la société elle-même ; et ils opposent les lois non écrites, que, de leur grâce, ils prêtent aux dieux, aux lois écrites, insuffisamment nobles et vertueuses, de la cité. Ou l’on ne veut plus de dieux immoraux, ou l’on moralise les dieux.
Les deux courants sont dans Homère, ce qui me ferait croire qu’il y a plusieurs Homères, si d’autre part je ne savais que dans un homme il y a plusieurs hommes, et que dans un poète il peut y avoir plusieurs penseurs. Les deux courants sont dans Homère : il a une théodicée immorale avec ses dieux qui sont des hommes passionnés et assez vilainement passionnés ; il a une théodicée morale avec ses dieux qui sont sociaux, qui sont protecteurs de la bonté, de la pitié, de l’hospitalité, de la fidélité au serment, etc.
Ainsi la société fait des dieux moraux, rend moraux, comme elle peut, les dieux qui existaient avant elle et qui subsistent.
Ce qu’elle fait là, elle le fait tout naturellement, se bornant presque à prendre la façon de vivre et par conséquent la façon de sentir et par conséquent la façon de penser de la majorité des citoyens et à l’entourer d’une « auréole » surnaturelle ; elle fait cela quotidiennement, au jour le jour, sans se lasser ; et quand elle se lasse, un fondateur de religion arrive, qui, tout simplement, regagnant le temps perdu, observant de combien est en avance la façon de vivre, de sentir et de penser de la majorité sur la religion officielle, voyant nettement ce nouvel esprit public, accommode la religion éternelle à cet esprit général nouveau. Oui, la page de Nietzsche à laquelle vous songez est excellente de tout point : « Les véritables inventions des fondateurs de religion sont, d’une part : d’avoir fixé une façon de vivre déterminée, des mœurs de tous les jours, qui agissent comme une discipline de volonté et du même coup suppriment l’ennui ; et d’autre part d’avoir donné à cette vie une interprétation, au moyen de quoi elle apparaît enveloppée de l’auréole d’une valeur supérieure, en sorte qu’elle devient maintenant un bien pour lequel on lutte et l’on sacrifie parfois sa vie. Des deux inventions, sans doute, la seconde est la plus importante : la première, la façon de vivre, existait déjà, mais à côté d’autres façons de vivre et sans qu’elle se rendît compte de la valeur qu’elle avait. L’importance, l’originalité du fondateur de religion se manifeste généralement par le fait qu’il voit, qu’il distingue la façon de vivre et que, lui le premier, il devine à quoi elle peut servir, comment on peut l’interpréter. Saint Paul trouva autour de lui la vie des petites gens des provinces romaines ; il l’interpréta ; il y mit un sens supérieur et par là même le courage de mépriser tout autre genre de vie, le tranquille fanatisme que reprirent plus tard les Frères Moraves… Bouddha, de même, trouva, disséminée dans toutes les classes de son peuple, cette espèce d’hommes qui, par paresse, est bonne et bienveillante, inoffensive surtout, et qui, également par paresse, vit dans l’abstinence et presque sans besoins ; il s’entendit à attirer invinciblement cette espèce d’hommes dans une croyance qui promettait d’éviter le retour des misères terrestres, travail, action. Entendre cela fut son trait de génie. Pour être fondateur de religion, il faut une sorte d’infaillibilité psychologique dans la découverte d’une certaine catégorie d’âmes moyennes qui n’ont pas encore reconnu qu’elles étaient de même espèce. C’est le fondateur de religion qui les réunit et c’est pourquoi la fondation d’une religion devient toujours une longue fête de reconnaissance. »
La société fait les dieux bons ; elle fait des dieux bons avec des hommes. — Elle fait des dieux bons autrement encore qu’avec des hommes. Elle en fait avec les vertus humaines.
— Très tardivement : la mythologie par abstraction est la dernière en date de toutes les mythologies.
— Tardivement peut-être. On ne trouve pas, que je croie, de mythologie par abstraction dans Homère ni dans Hésiode. Remarquez toutefois qu’Homère fait des poèmes épiques, où la mythologie par abstraction trouverait peu de place et Hésiode une théogonie, où les dieux, étant des êtres qui s’engendrent les uns les autres, la mythologie par abstraction trouverait place moins encore. Je ne serais pas étonné que les abstractions déifiées remontassent assez haut. Notez à quelle époque lointaine les Grecs commencent à avoir au nombre de leurs dieux la Pitié, la Terreur, l’Esprit d’opportunité, la Chance (Ἐλεός, Φόβος, Καιρός, Τύχη). Ils semblent avoir toujours existé.
C’est que les dieux sont des forces — toujours — et qu’il y a des forces naturelles, des forces synthétiques qui sont des hommes, et des forces, encore, qui sont les sentiments ou les idées qui nous poussent ou qui nous retiennent. L’homme sent ces forces en lui ou chez les autres et il ne sait pas ce que c’est, mais il sait qu’elles sont singulièrement puissantes et il les isole, autrement dit il les abstrait et il les divinise. Elles sont peut-être extérieures, se dit-il, et soufflent sur nous ; elles sont peut-être intérieures et soufflent en nous, nous inspirent ; il n’en sait rien ; mais il les divinise comme toutes les forces. Lucrèce, qui ne croit pas à un Dieu providence et qu’on puisse prier, s’en fait un de la nature et le prie :
Le mot de Fustel est bien profond : « L’homme est porté à se faire une religion de tout ce qui remplit son âme. » Ainsi font tous les hommes et ils divinisent, comme les forces naturelles, les forces qu’ils portent en eux. Les Grecs, qui les premiers de mémoire d’homme, mais non pas, sans doute, les premiers réellement, ont créé une mythologie par abstraction, ont, les premiers, eu l’idée des « idées forces », chères à M. Fouillée. N’oubliez pas que ce mouvement intellectuel a en lui-même une telle puissance que Platon, avec son système des idées, des idées vivantes, subsistant au sein de Dieu, a tout simplement voulu substituer un Olympe d’idées à un Olympe de surhommes.
Par tous ces moyens, la société, de plus en plus, humanise et moralise les dieux, et c’est-à-dire qu’elle les socialise. Il n’y a presque plus de place dans le royaume des dieux pour les dieux antiques. Tout presque est Dieu, excepté les dieux eux-mêmes. Pressez-vous, dieux, place au grand homme ! Pressez-vous, dieux, place à l’idée ! Pressez-vous, dieux, place au sentiment ! Pressez-vous, dieux, place à la morale sous toutes ses formes !
Au fond, la société a soif de morale et peur de la religion. Elle a peur, comme tout être au monde, de ce qui n’est pas elle. La morale, c’est elle-même ; c’est elle qui l’a faite à la mesure juste de ses besoins. La religion éternelle, création de l’animal mystique et qui ne disparaîtra que quand l’homme cessera d’être un animal mystique, c’est-à-dire sans doute jamais, la gêne comme une forme de l’individualisme. C’est l’individu qui a vu des dieux, épars et rôdant autour de lui dans l’univers ; c’est l’individu qui a eu son Dieu personnel, son fétiche, son amulette, qui l’a encore, soit qu’il l’appelle son génie, soit qu’il l’appelle son daimon, soit qu’il l’appelle sa conscience. La société combat la religion comme elle combat l’individualisme.
Elle la combat comme elle peut. Elle la combat respectueusement ; elle la combat avec des détours ; elle la combat en l’attirant et en l’absorbant ; elle la moralise ; elle la pénètre de morale sociale ; elle persuade aux dieux qu’ils sont des êtres qui s’intéressent à la société et qui n’ont de rien plus souci que d’elle. En cela elle l’altère profondément.
Elle fait de la religion une chose qui intéresse chaque homme, sans doute, c’est ce qu’elle concède ; mais qui intéresse bien plus la cité, sur qui la cité se fonde, et c’est un détour très ingénieux pour fonder la religion sur la cité et l’enfermer dans l’enceinte sacrée des remparts. En cela elle l’absorbe, plus ou moins, quelquefois complètement. Qu’est-ce que le Dieu d’Israël, si ce n’est Israël lui-même ?
La société réussit dans cette manœuvre qui lui est nécessaire, dont la nécessité s’impose à elle. Elle confond la religion avec elle. Il n’y a pas, chez les anciens, de distinction entre le gouvernement temporel et le gouvernement spirituel ; il n’y a pas « deux puissances ».
Mais viendra quelqu’un qui affirmera que la société est une chose et que la religion en est une autre ; que la société est obéissance dévouée de chacun à tous ; mais que la religion est obéissance, jusqu’au sacrifice, de chacun au dieu qui lui parle et qui parle en lui ; que, donc, ce n’est pas à la société de faire la religion, ni de la défaire, ni de la refaire et qu’elle n’a qu’à la respecter dans son domaine, comme la religion respectera la puissance sociale dans le sien. Il affirmera cela et il sera très puissant ; car cette religion affranchie, cette religion libérée, cette religion, non pas insociale, mais asociale, qu’il apportera, il la fondera, non sur des légendes primitives, non sur des personnalités illustres, non pas même sur la morale sociale, sur une morale sociale ; mais sur une morale universelle, débordant la cité, dépassant la cité, toutes les cités, et du reste tellement pure, tellement élevée, tellement sublime, que cette religion ne pourra être ni attaquée comme immorale, ni moralisée, étant plus morale que tout ; ni socialisée, étant plus morale que chaque morale sociale, quelle qu’elle soit.
La morale sociale de ce temps-là et la religion sociale de ce temps-là résisteront de toutes leurs forces, car elles verront en péril la société qui, après avoir refondu les anciennes religions, s’était confondue avec elles ainsi modifiées. Mais la morale sociale et la religion sociale de ce temps-là seront refoulées et surmontées par la religion nouvelle : Tu as vaincu, Galiléen !
Du reste, les hommes, invinciblement sociaux, ne tarderont pas beaucoup à traiter cette religion, à la comprendre, à la sentir et à y vivre, comme si elle était d’invention sociale. Ils la socialiseront, ils la nationaliseront.
Ils la socialiseront : ils ramèneront les préceptes de la morale évangélique à des préceptes de morale sociale, par des accommodements, des tempéraments et des rétrécissements imprévus, au grand scandale des croyants purs, si bien que l’Évangile ne sera plus considéré que comme un idéal poétique et inaccessible et que la morale sociale, en face du christianisme tel qu’il sera pratiqué, pourra dire : « Je te vaux ; tu ne commandes que ce que j’ordonne et tu n’es que ce que j’étais avant que tu fusses venu. »
Ils la nationaliseront : chaque peuple, à un moment donné, aura son christianisme, malgré le contresens contenu dans ce seul mot ; au moins chaque peuple aura sa nuance particulière de christianisme et sa façon très particulière de croire à la religion universelle. Alors le christianisme sera devenu une religion analogue aux religions antiques ; je veux dire chaque fraction de christianisme sera devenue une religion analogue aux religions antiques, une religion pour laquelle on se battra, pour laquelle on fera la guerre, soit de peuple à peuple, soit de partie d’un peuple à partie d’un peuple, etc.
Et alors aussi, à cause de cela, chargeant le christianisme des accusations dont la morale sociale antique chargeait la religion qu’elle avait devant elle, la philosophie voudra remplacer le christianisme par une religion naturelle, comme elle dira, c’est-à-dire par une religion sociale, laquelle du reste est le contraire, et déclarera le christianisme suranné et surmonté, et voudra revenir, rêve de Voltaire comme de Rousseau, à la société antique, à « une seule puissance ». Tu as vaincu, Julien l’Apostat.
Non pas sans doute, parce que, quand on a affaire au christianisme, il n’y a qu’à remonter à son origine, il n’y a qu’à remonter à son livre, il n’y a qu’à remonter à son âme, pour recouvrer la religion, c’est-à-dire une doctrine fondée sur une morale indépassable et rattachant cette morale à une conception surnaturelle. Je n’ai voulu que montrer que les religions sont reçues par les sociétés qui, les altérant, les modifiant, en bien ou en mal, les ajustant à leur mesure, moralisant celles qui sont immorales, démoralisant celles qui sont trop morales pour les nécessités sociales, en font de simples expédients, des préjugés sociaux nécessaires, des croyances ad usum et ex usu, des ferments de vie sociale dont la vertu est strictement limitée aux besoins sociaux constatés, mesurés et prévus, des instrumenta regni aux mains de l’instinct social séducteur et dominateur.
Pierre Pomponace naquit à Mantoue en 1462 et mourut on ne sait quand, à Bologne probablement. Il était de si petite taille, qu’il s’en fallait de peu qu’il ne fût un nain authentique. Il s’occupa de philosophie aristotélicienne et de sciences occultes. Il s’appliquait à ses méditations d’une telle force, qu’il négligeait de manger, de boire, de dormir et même de cracher, ce qui à cette époque passait pour une nécessité naturelle. Il en devenait presque fou et il se rendit ridicule à tout le monde. C’est lui-même qui le dit avec une naïveté charmante : « Voilà ce qui me presse, ce qui m’angoisse, ce qui me prive de sommeil et me rend fou… Tel est mon sort, être rongé de pensées et de soucis continuels, n’avoir pas soif, n’avoir pas faim, ne pas manger, ne pas dormir, ne pas cracher, être moqué de tout le monde : Ista sunt quæ me premunt, quæ me angustiant, quæ me insomnem et insanum reddunt… perpetuis curis et cogitationibus rodi, non sitire, non famescere, non dormire, non comedere, non expuere, ab omnibus irrideri. »
Il enseignait la philosophie à Padoue avec un grand succès, nonobstant les railleries dont il se plaint, très contredit et réduisant ses contradicteurs au silence par des traits de plaisanterie fort spirituels. Il s’inquiétait extrêmement de la question de l’immortalité de l’âme. Il n’en trouvait pas la preuve dans Aristote et il tenait extrêmement à montrer que la preuve n’en était pas dans Aristote, chose très importante alors ; et que, d’après tout ce qu’on pouvait lire dans le péripathétique, l’âme immortelle était neutrum problema. En conséquence, il professait qu’aucune argumentation rationnelle ne pouvait conduire soit à l’affirmation, soit à la négation de l’immortalité de l’âme. Du reste, il n’en assurait que davantage que personnellement il y croyait ; puisqu’il n’y pouvait croire que sur la parole de Dieu et sa révélation contenue dans les Écritures. La position qu’il prenait ainsi déplaisait fort aux théologiens, parce que les théologiens se partagent en deux classes : ceux qui croient aux vérités religieuses d’autant plus qu’elles sont inaccessibles à la raison proprement humaine, à la raison non aidée, et qui seraient désolés que ce qu’ils professent, le bon sens humain suffît pour l’établir ; et nous avons en notre Pascal un beau spécimen de cette classe-là ; — et ceux qui ne sont point fâchés que les raisons humaines acheminent au moins vers la croyance, ceux que les raisons humaines appuient, assurent, peut-être rassurent dans leur foi et de qui l’on dirait, n’était le scandale, que la parole de Dieu est nécessaire, mais ne suffit pas. Les théologiens du temps de Pomponace étaient pour la plupart de cette seconde classe.
Pomponace était-il de la première ou affectait-il d’en être et était-il vraiment heureux que la raison humaine ne prouvât point l’âme immortelle pour y pouvoir croire d’une façon plus purement religieuse ; ou cette attitude n’était-elle qu’un biais pour se défendre contre les incriminations ? La seconde hypothèse me paraît plus vraisemblable, parce qu’il avait, dans le sens de la mortalité de l’âme, au moins des préférences purement humaines, sans doute, mais que n’ont pas, à l’ordinaire, ceux qui sont convaincus a Deo de l’immortalité. Il disait, et cela sent bien Épicure, que, puisque l’homme aime naturellement le bonheur, il suffit, pour en faire un honnête homme, de lui montrer que le bonheur de la vie consiste dans la pratique de la vertu et la misère dans la pratique du vice. Il disait encore que c’est aux brutaux qu’il faut proposer l’immortalité de l’âme pour les retenir sur la pente du vice, que beaucoup d’écrivains l’ont proposée ainsi sans y croire, mais en vue de la guérison de ceux qui ont besoin de cette médication, sicut medicus ad ægrum ; enfin — ce qui est une idée très haute — il disait que ceux qui professent la mortalité de l’âme sauvent la vertu, sauvent la raison d’être de la vertu, lui permettent d’exister, n’y ayant vertu que là où il n’y a ni espérance de récompense ni crainte du châtiment, et l’idée du châtiment et de récompense ressortissant à la morale des esclaves : « Afferentes animam mortalem melius videntur salvare rationem virtutis quam afferentes ipsam immortalem ; nam spes præmii et pœnæ timor videntur servilitatem quamdam importare. » Pomponace m’est très suspect comme partisan de l’immortalité de l’âme.
L’immortalité de l’âme ne saurait, en effet, être prouvée par des arguments humains, et Descartes, avec sa belle distinction entre la substance matérielle et la substance spirituelle, laquelle étant spirituelle ne périt point, s’est épuisé en vain ; car il aurait fallu prouver deux choses, d’abord qu’il est vraiment impossible qu’une chose spirituelle périsse et, d’autre part, qu’il est impossible que la matière pense ; et ni l’une ni l’autre de ces deux assertions n’est prouvée ni susceptible de l’être. Au fond, Descartes n’est convaincu que d’une chose, c’est qu’il n’y a pas de justice d’outre-tombe si l’âme n’est pas immortelle, et que, par conséquent, si l’âme n’est pas immortelle, il n’y a pas de justice, puisqu’il s’en faut de beaucoup que toute justice soit réalisée ici-bas. Au fond, Descartes raisonne comme Kant et voit, croit voir, que la morale postule les récompenses et les peines d’outre-tombe comme sa sanction et partant l’âme immortelle comme condition de sa sanction.
La preuve, c’est son acharnement contre l’âme des animaux. Son acharnement contre l’âme des animaux n’est que le fait d’un homme qui prévoit l’objection. L’objection est celle-ci : Si, pour que la justice soit réalisée, il faut, puisqu’elle ne l’est pas sur cette terre, que les malheureux d’ici bas reçoivent une compensation dans un autre séjour ; et si, pour qu’ils reçoivent cette compensation, il faut que leur âme soit immortelle ; il est nécessaire que l’âme des animaux aussi soit immortelle, pour que les bêtes qui ont été lésées ici-bas soient récompensées ailleurs et que justice soit. — A quoi Descartes répond : Oui ; mais les animaux n’ont pas d’âme ; ils ne sont que des mécanismes, et envers des mécanismes la justice divine n’est obligée à aucune réparation et les animaux peuvent sembler souffrir sans qu’il y ait injustice à cela. La justice divine est sauvée. Il y aurait un terrible danger à croire que les animaux aient une âme ; car alors : ou il faudrait admettre un paradis des animaux ; ou, ceci non admis, croire que la justice divine ne s’exerce qu’envers l’homme. Nous échappons à cette double conclusion en niant l’âme des bêtes. — Ainsi pense Descartes. Ce n’est pas moi qui le fais parler ; c’est lui qui le dit : « Après l’erreur de ceux qui nient Dieu, il n’y en a point qui éloigne plutôt les esprits faibles que d’imaginer que la nature des bêtes soit de même nature que la nôtre et que par conséquent nous n’avons rien à craindre ni à espérer après cette vie non plus que les mouches ou les fourmis ; au lieu que lorsqu’on sait combien elles diffèrent on comprend beaucoup mieux les raisons qui prouvent que la nôtre est d’une nature entièrement indépendante du corps et par conséquent qu’elle n’est point sujette à mourir avec lui… »
Ainsi parle Descartes découvrant bien sa pensée de derrière la tête. Mais il n’a pas vu qu’il y a un terrible danger aussi à raisonner comme il fait, parce que son raisonnement peut se retourner contre lui et nous invite presque à le retourner. Ceux à qui il paraît insensé de considérer un animal comme une montre, ceux qui disent, comme Mme de Sévigné : « une montre qui est sensible, une montre qui est reconnaissante, une montre qui aime ! » ceux-là, ou croient à l’âme immortelle des bêtes, ou, reculant devant cette conclusion, inclineront à ne pas croire à l’âme immortelle des hommes en disant : pourquoi n’y aurait-il pas injustice à l’égard des hommes comme il y en a une à l’égard des animaux ? La question reste délicate.
Il est bien certain que l’homme croit à l’immortalité de son âme surtout à cause du postulatum de l’idée de justice et du postulatum de la morale demandant une sanction ; mais les difficultés restent. — L’homme ne croit-il à l’immortalité de l’âme qu’à cause de ces deux postulats ? Je ne pense pas. L’homme croit partout à l’âme immortelle, sauf exceptions si rares et si négligeables à cause de la stupidité des exceptés, que l’on peut n’en tenir point compte. Que les anciens Hébreux n’y aient point cru, cela ne me paraît pas démontré. Que leur Dieu ne leur parle que de récompenses terrestres, cela est tout à fait dans l’esprit de leur race, mais ne prouve point du tout qu’ils n’aient pas cru à d’autres récompenses que celles-ci ; et que Jésus, qui a tout renouvelé en morale, mais qui n’a rien inventé en religion, leur ait parlé de ciel et d’enfer, c’est pour moi une grande présomption que cette conception était une croyance populaire assez répandue avant Jésus. — Mais, quand même il serait vrai que les anciens Hébreux n’eussent pas cru en l’immortalité de l’âme, cela ne serait encore qu’une exception peu considérable, Israël étant un bien petit peuple dans l’ample sein de l’humanité. Tous les hommes, sauf, et peut-être, quelques peuplades, ont cru et croient à l’âme immortelle.
Il est infiniment probable que l’homme primitif y a cru. Or il paraît bien que homme primitif n’y a pas cru à cause des postulats de la justice et de la morale ou à cause de l’un des deux. Dans Homère, le séjour des morts n’est ni un lieu de récompenses ni un lieu de châtiment. Il est analogue aux limbes ; il est un monde où l’on s’ennuie. Il y a bien [interpolation ? il est possible] comme un rudiment d’enfer et d’Élysée dans Homère. D’Élysée, à quoi l’on ne songe jamais, non pas dans la Necuia, mais dans la Télémachie : « Toi, Ménélas, dit Protée, parce qu’en épousant Hélène tu es devenu gendre de Jupiter, tu n’es point condamné à mourir ni à subir le destin dans Argos féconde en coursiers. Mais les dieux t’enverront aux Champs Élysées, aux confins de la Terre où déjà réside le blond Rhadamanthe. En ces lieux la vie est facile aux hommes ; ils ne connaissent point les neiges, les longues pluies, les glaces ; mais toujours l’Océan, pour les rafraîchir, exhale la douce haleine de Zéphyre. » — Et dans la Necuia il y a Minos « jugeant les morts » (? — rien de plus) et, suppliciés, Tityos, Tantale et Sisyphe, rien de plus. Même à supposer que ces courts passages soient du même temps que le fond de la Necuia, on remarque comme ils sont restreints et confus et comme hésitants. Du temps de la Necuia commençait à s’introduire dans les esprits, vague encore et bornée à quelque héros du crime ou du bonheur, l’idée d’un séjour de félicité et d’un séjour de douleurs après la mort. Mais, tout compte fait, le fond de la conception homérique sur ce point, c’est un séjour neutre et vague, plutôt douloureux que bienheureux, plutôt triste, au moins, que serein, où les morts regrettent la vie et qui est destiné à tous, sans partage entre récompensés et punis. Il n’y a là de net que l’idée de demi-survie.
On peut donc penser que les primitifs ont cru à l’âme immortelle, et, bien plutôt, au corps affaibli, mais immortel, à l’ombre immortelle du corps, sans aucune raison tirée de l’idée de justice ou de l’idée de morale. Ils y ont cru sans doute à cause des apparitions, des hallucinations qui mettaient devant leurs yeux leurs parents ou leurs amis morts ; à cause des songes où passaient devant eux et leur parlaient les mêmes parents et amis, et cela d’autant plus que, voyant en rêve et leurs amis vivants et leurs amis morts et leurs animaux domestiques morts et leurs animaux domestiques vivants, ils étaient autorisés à croire que la vie des êtres vivants ne s’arrête pas ; qu’il en reste quelque chose, quelque chose qui ressemble à une image de rêve ou à un fantôme, un corps astral, sans consistance, sans profondeur, et que tous les êtres qui ont vécu doivent encore
Ils y croyaient surtout parce que l’idée de néant, d’anéantissement, d’annihilation, est une idée abstraite, qui ne se conçoit qu’abstraitement, que logiquement, jamais, et c’est impossible, sous forme d’image, et que ce qui ne se conçoit pas sous forme d’image n’est pas réellement conçu et, en vérité, est inconcevable. Jamais nous-mêmes, habitués à raisonner, à abstraire, nous ne nous figurons nous-mêmes devenus rien, vraiment rien. A côté de l’idée tout abstraite du rien, il y a toujours une idée-image de nous réduits, de nous effacés, de nous à peine vivants, mais de nous étant encore.
En somme, nous ne nous représentons la mort que comme un minimum de la vie. Les animaux ne semblent pas avoir idée de la mort ; mais seulement de la souffrance et du danger de souffrir. En conséquence, ils doivent avoir l’idée vague d’une vie indéfinie telle qu’ils l’ont. L’homme, qui sait qu’il mourra, ne peut avoir l’idée d’une vie d’outre-tombe semblable à celle-ci ; mais il a l’idée d’une vie d’outre-tombe intermédiaire, si l’on peut ainsi parler, entre la vie et le néant et qui, étant celle d’une ombre, d’un corps inconsistant, n’a pas de raison de cesser.
Peut-être aussi, — et j’avoue que, sans aucune raison solide d’y croire et assurément sans document, j’incline vers cette opinion, — peut-être aussi le primitif ne croit-il à la survie que pour un temps, pour un temps très long, mais pour un temps. L’idée d’éternité est trop abstraite pour lui. Il peut croire que le mort existe tant qu’il apparaît dans les hallucinations et dans les rêves de ceux qui l’ont connu, de ses fils, de ses petits-enfants ; et puis, qu’il diminue d’existence jusqu’à une disparition à peu près complète, s’effaçant aux dernières limites de l’être. Au fond, c’est comme cela, à bien peu près, que nous nous figurons l’immortalité. Revoir ceux que nous avons aimés, ceux que nous avons perdus, quos funere mersit acerbo ; voir, de quelque part, ceux que nous aurons laissés ici-bas et savoir qu’ils sauront que nous existons encore, c’est à cela presque que se borne notre espoir de la vie future ; au delà commence le vague et une espérance, vague aussi, qui ne se prend à rien et qui, à cause de cela, n’a rien d’énergique ni d’ardent. Peu nous importe, ou plutôt nous n’y songeons pas.
L’historien seul — mais, oui — qui vit par curiosité du passé, c’est-à-dire de l’avenir, voudrait vivre éternellement, pour savoir ce qui arrivera et de quelle manière le présent qu’il voit aujourd’hui accouchera. C’est parmi les historiens qu’il doit y avoir le plus d’hommes désireux de l’âme immortelle et, par conséquent, le plus de croyants en l’immortalité de l’âme.
Le primitif croit donc à une survie, plus ou moins nettement et surtout sans idée de récompenses ou de châtiments dans cette survie. Dès que les sociétés sont nées, tout change très sensiblement. La croyance en l’immortalité est encore une de ces choses excellentes pour elle, — elle doit le sentir tout de suite, c’est-à-dire en quelques siècles, — que la société peut transformer à son profit. La société, c’est Dante ; elle invente un Enfer et des Champs Élysées pour y mettre ses ennemis et ses amis. Remarquez-vous dans Homère, en ce commencement, en ce rudiment d’enfer et de ciel dont nous avons parlé, qui sont ceux qui sont au ciel, qui sont ceux qui sont aux enfers ? Au ciel, non pas les vertueux, mais les amis et les alliés des dieux ; aux enfers, les ennemis des dieux. De même que la société ramène la religion à être une religion sociale et en fait un instrument de son règne, de même elle fait de la croyance en l’immortalité une chose à son profit et un agent de son autorité ; de même qu’elle moralise la religion, elle pénètre de moralité la croyance en la vie future et elle décide que la vie future sert à récompenser les serviteurs de la moralité sociale et à punir les contempteurs de la moralité sociale.
Elle invente l’idée de justice, qui n’existe aucunement dans la nature, et qui ne pouvait pas exister dans l’homme primitif, et qui est favorable à son institution et au maintien de son institution, et comme, soit du fait de la nature, soit du fait de la société elle-même, la justice complète n’existe nulle part, elle la rétablit en expectative par cette hypothèse, qui devient une foi, que toutes les infractions à la justice seront réparées dans un autre monde, que toutes les lacunes de la justice, pour ainsi parler, seront comblées ailleurs. — Elle invente la morale et, une fois qu’elle l’a inventée, elle est bien forcée de reconnaître que la morale postule quelqu’un qui la sanctionne comme rémunérateur et punisseur pour faire régner l’accord vraisemblablement raisonnable et à coup sûr souhaité du bien et du bonheur. Ce quelqu’un qui sanctionne la morale comme rémunérateur et punisseur, c’est elle-même autant qu’elle peut l’être ; mais comme il s’en faut qu’elle puisse l’être intégralement, elle renvoie à une autre cité, à une autre société, le soin de compléter son œuvre et assure que son œuvre sera complétée. Les dieux deviennent alors la cour suprême qui rectifie les jugements de la nature et de la société elle-même, qui juge en dernier ressort, pour leur donner solution absolument juste, les procès injustement perdus et les procès injustement gagnés ici-bas, qui achève et qui consomme la justice. L’Olympe ou, si l’on veut, Minos, Éaque et Rhadamanthe sont, projetée dans l’au-delà, la société telle qu’elle voudrait être et telle qu’il faudrait qu’elle fût. Rien de tout cela n’existait dans la conception primitive de la vie future ; mais l’instinct social, l’instinct justice-et-morale, rencontrant cette conception et la trouvant, ce qui est heureux, un peu vide, l’a remplie de moralité et de justice pour la faire servir à ses desseins ; à quoi les hommes se sont laissés très facilement entraîner car, d’une part croyant invinciblement à la vie future pour les raisons que nous avons dites ; et d’autre part ayant soif de justice dès qu’ils sont réunis en société et étant comme étonnés qu’elle ne soit pas ; et d’autre part voulant avec une certaine naïveté, mais voulant toujours, que le bien mène au bien-être ; ils sont heureux que cette espérance qu’ils avaient de la vie future se remplisse d’un espoir de réalisation de la justice et d’un espoir de bien-être, récompense et aboutissement du bien.
Et comme tout cela est naturel et s’arrange et se compose naturellement dans leurs esprits ! La vie future était un prolongement de la vie individuelle ; l’homme devenu social, la vie future devient un prolongement de la vie sociale, un prolongement de la vie sociale avec complément et réparation. La vie sociale cherche à assurer la justice et cherche à accorder la pratique du bien avec le bonheur ; la vie future réalise la justice, fait qu’enfin elle est ; et réalise l’équation vertu-bonheur, crime-malheur. L’homme se voit, par la mort, passant d’une société imparfaite à une société parfaite, d’une société qui a besoin d’être complétée à une société qui complète, d’une société au moins à moitié fausse à une société vraie, d’une société qui cherche le vrai à une société qui l’a trouvé.
Et c’est ici, peut-être, à ce qu’il me semble, que naît l’idée d’éternité, qui devait être bien indistincte, peut-être n’être point, dans le cerveau des primitifs. Possédé de cette idée de réparation dont nous venons de parler, l’homme, ce me semble, a un scrupule, une gêne, quelque chose qui l’arrête, une dernière objection et une dernière révolte. Il dit : « Il n’y a jamais réparation ! Une vie de justice corrige un peu une vie où l’on a vécu injustement ; mais ne l’efface pas, ne fait point qu’elle n’a pas été. Il reste toujours que j’ai souffert injustement. En mettant bout à bout ma vie actuelle, où je suis lésé, et ma vie future, qui est selon la justice, je ne suis plus lésé que partiellement, mais je le suis encore. Je n’ai pas mon compte. » — Pour que le compte y soit, il faut qu’une vie où l’honnête homme a été lésé soit compensée par une vie qui soit incommensurable avec la première. Or, il n’y a d’incommensurable avec le temps que l’éternité. Il faut, donc, pour que la justice soit, que ma vie de misères imméritées ne soit plus qu’un point, ne soit plus même un point dans ma vie totale, que ma vie de misères imméritées ne soit plus qu’une goutte d’eau perdue dans un océan de félicités où elle ne peut plus se retrouver. Alors j’ai mon compte.
Non, je ne l’ai pas encore, parce que l’idée d’éternité n’est jamais concevable à l’homme et ne lui représente jamais que quelque chose d’immensément long ; mais cependant, avec un effort d’abstraction, j’arrive à me faire comme une idée hypothétique ou plutôt asymptotique de l’éternité, et je conviens que la réparation est à très peu près faite. — Cette idée d’éternité a été inventée par un bienfaiteur de l’humanité et acceptée avec bonheur par les affamés de justice et de sanction morale qui ont fait tous leurs efforts pour la comprendre et pour se figurer qu’ils la comprenaient, qui l’ont comprise du reste assez pour que leurs espérances et les exigences de leur conscience fussent satisfaites.
Une rêverie toute contraire, ou au moins très différente, a occupé les hommes, j’entends la métempsycose, crue très généralement chez les Égyptiens, chez les Indiens, très chérie de Pythagore, comme des Grecs (Platon, Phédon) et des Latins (Virgile, Ennius). Cette croyance et ceci qu’elle n’a jamais pris très grande consistance et longuement parmi les hommes sont choses également dignes d’intérêt. Cette croyance met bien en lumière que l’homme, en rêvant vie future, rêve surtout de la vie actuelle et d’un retour à cette vie. La métempsycose, soit que, pour nous punir, elle nous ramène dans le corps d’un animal ou même d’un végétal, comme les Indiens le croyaient, ou même d’un minéral, comme Victor Hugo l’imaginait ; soit qu’elle nous ramène dans le corps d’un homme, comme Pythagore semble l’avoir cru ; détruit l’enfer éternel, la punition éternelle des méchants et comme Ovide le fait dire à Pythagore :
Elle détruit également le ciel, le séjour des justes récompensés ; car, à la vérité, la métempsycose, c’est la vie éternelle :
Mais ce n’est nullement la récompense éternelle, la compensation éternelle des misères endurées injustement ; puisque la plus belle récompense sera de vivre seulement dans la personne d’un homme plus illustre, plus haut placé et plus heureux, puis d’un autre plus heureux encore. Mais la vie de l’homme le plus heureux est loin encore de la félicité véritable et, aux désireux de la métempsycose, quelqu’un pourra toujours dire le terrible mot pessimiste d’Énée dans Virgile :
[3] Vers qui, du reste, est de Lucrèce : Quæ mala nos subigit vitai tanta cupido ?
Sur quoi il y aurait beaucoup à réfléchir. Achille, dans la Necuia, dit à Ulysse : « Ne me parle pas de la mort ! J’aimerais mieux être le mercenaire d’un pauvre homme, à peine assuré de sa subsistance, que de régner sur tous ceux qui ne sont plus », tandis qu’Énée s’étonne qu’un homme qui a le bonheur d’être mort puisse désirer revenir sur la terre. Il est vrai qu’Achille est mort et qu’Énée est encore vivant, ce qui fait une différence. Mais les auteurs ont-ils tenu compte de cette différence et n’est-ce pas leur pensée à eux qu’ils ont exprimée ? Il est assez probable que c’est leur pensée. Il y a entre Homère et Virgile la distance d’une époque de civilisation commençante, voisine encore des temps primitifs, à une civilisation achevée, la distance d’une humanité encore instinctive à une humanité qui a beaucoup réfléchi, la distance de l’adolescence à l’âge mûr. Quoi qu’il en soit, la croyance à la métempsycose indique que l’homme, quand il rêve à la vie future, rêve communément d’un retour à la vie qu’il mène, à la vie actuelle retrouvée. Il dit, comme Lamartine dans la Vigne et la maison :
Même la conception du retour à la vie dans le corps d’un animal est très significative. Elle indique que l’homme, s’il doit être puni, désirerait être ici, sur la terre qu’il connaît, en revoyant encore les mêmes choses. Peut-être même n’implique-t-elle pas l’idée de punition ni de récompense ; peut-être le désir de retour à cette vie, mêlé d’un certain désir de changement, amène l’homme à considérer avec complaisance le retour à la vie dans le corps d’un animal dont il a souvent envié certaines supériorités. Rien d’étonnant à ce qu’un chasseur accepte avec intérêt l’idée de revenir dans le corps d’un cheval ou d’un chien et à ce qu’un poète souhaite de survivre dans celui d’un oiseau : Michelet : « Nous sera-t-il donné de venir à tire-d’ailes revoir ce cher foyer de travail et d’amour ; de dire un mot encore en langue d’hirondelles, à ceux qui même alors garderont notre cœur ? »
Mais ce qui prouve aussi que l’idée de vie future est devenue surtout, chez les sociaux et chez les civilisés, l’idée d’un supplément judiciaire de la vie, l’idée d’une vie prolongée pour la peine ou la récompense, c’est que la métempsycose n’a pas réussi. La métempsycose — si variée, du reste, si mêlée, qu’on a peine à la bien circonscrire et à la faire tenir dans une formule — est une survivance, tout compte fait, de l’état primitif ; elle est le rêve de l’homme qui surtout veut survivre ; et qui, de plus, par curiosité et par fantaisie d’imagination, voudrait survivre dans un être autre que celui qu’il est ; peut-être qui, par suite de l’observation qu’il a faite des métamorphoses de quelques animaux, croit que c’est une loi de l’univers que la métamorphose des êtres ; et la métempsycose peut être le rêve d’une nuit d’été d’un naturaliste ; mais parce qu’elle n’était pas une idée d’homme social et une idée ayant une utilité sociale, elle n’a pas eu un crédit universel ni un long crédit parmi les hommes.
La vie future humaine, c’est une réclamation et une exigence de l’idée de justice et du sentiment moral ; c’est la morale demandant une sanction et la justice voulant être réalisée, idée sociale par excellence, puisque c’est vouloir que le préteur soit juste et vouloir que Caton soit récompensé et Catilina puni ; idée religieuse aussi, mais sociale-religieuse, en ce qu’elle est ne pas vouloir que les dieux soient indifférents, comme ceux d’Épicure, mais providentiels et équitables, comme un bon consul, consules mundi, et se trouvent toujours, en dernier compte, avoir raison. Épicure est naturiste et, ayant profondément conscience de l’indifférence de la nature à toute morale et à toute justice, fait les dieux à cette image et les éloigne de l’homme autant que la nature est éloignée de lui. Le croyant en l’immortalité de l’âme rapproche les dieux de l’homme et les considère comme des magistrats qui ne seraient pas intègres s’il n’y avait que cette vie d’ici-bas. Il en crée une autre où les magistrats célestes réintègrent le droit. Il suffit : il a justifié les dieux ; « absolvitque deos. »
Ainsi fait le peuple aux représentations théâtrales qui lui sont destinées : il veut que la vertu soit récompensée et le vice puni. Que pourrait-il vouloir autre chose ? Ils ne le sont pas toujours dans la vie vraie. Dans la vie imaginaire, dans la vie qu’on invente (très analogue à la vie future) c’est votre devoir de montrer la justice réalisée. Le peuple traite l’auteur comme une providence littéraire, puisqu’il est un démiurge en écritures ; et, dépositaire de l’instinct social, il veut que le magistrat fasse régner la justice autant qu’il le peut et que ceux qui créent un monde, réel ou imaginaire, fassent ce à quoi ils sont tenus, réalisent la justice absolument.
Cette justice des dieux, du reste, ne s’exerce pas seulement au delà des limites de l’existence terrestre. Elle s’exerce ici-bas, avec une sorte de sournoiserie spirituelle qui lui donne l’apparence de la malignité, mais qui n’est, quand on y réfléchit sagement, qu’une forme, un peu aiguë, de la justice.
Solon disait à Crésus, nous assure Hérodote : « Est-ce à moi qu’il faut demander si la destinée de l’homme est d’être heureux, à moi qui sais que tous les dieux sont envieux et anarchistes (τὸ θεῖον πᾶν ἐὸν φθονερόν τε καὶ ταραχῶδες). »
Le bon Plutarque s’indigne de ce « blasphème » ; mais il ne pénètre pas le fond des choses. Les dieux sont jaloux des hommes et ne veulent pas qu’ils soient trop heureux, qu’ils soient semblables à des immortels ; et quand ils le sont un temps trop long, ils plongent brusquement les heureux dans un abîme d’infortunes pour leur rappeler leur condition.
Voilà un sentiment bien aristocratique ! — Non pas ; c’est un sentiment démocratique au premier chef. Le peuple, au-dessus de son aristocratie trop heureuse, trop brillante et trop orgueilleuse, met une autre aristocratie, une aristocratie compensatrice, qui est une menace perpétuelle pour l’aristocratie d’ici-bas. Ne vous fiez pas à votre bonheur. Nous sommes jaloux de vous, et cette jalousie est approuvée des dieux parce qu’elle est une forme de l’idée d’égalité et que l’idée d’égalité est l’idée de justice elle-même. Et cette jalousie, les dieux, parce qu’ils l’approuvent, ils l’éprouvent et ils vous la feront sentir tôt ou tard. Ne le voyez-vous pas ? Observez ces chutes profondes qui « pendent aux sommets les plus hauts », ces brusques retours de fortune ? Ce sont des « revers équitables » ; ce sont des compensations par quoi la justice et l’ordre sont rétablis. Crésus n’est pas coupable ; il est trop heureux ; il doit connaître le malheur ; il le connaîtra ; il sera tout près de la mort et d’une mort horrible ; mais, comme il a reconnu la justesse des paroles de Solon, comme il a expié son bonheur, son bonheur lui sera pardonné et il aura une vieillesse heureuse. Œdipe n’est pas coupable ; il est trop heureux, trop orgueilleux aussi de son bonheur et de sa supériorité intellectuelle. Il a découvert le secret de la Sphinx, résolu ses énigmes, il est devenu roi puissant ; il doit connaître le malheur ; il le connaîtra ; mais comme il s’est humilié, comme il a expié, comme il a accepté ses souffrances, les mérites de l’expiation en feront un être sacré, un saint, dont le tombeau mystérieux protégera, bénira la terre où il est.
Bien des sentiments divers se réunissent, se mêlent et, pour ainsi parler, flottent dans cette conception de la Némésis : le sentiment démocratique : le bonheur des grands est insolent, par lui-même, ne fussent-ils pas insolents ni injurieux eux-mêmes ; il doit être averti par des revers ; « Dieu les frappe pour nous avertir », pour les avertir, pour nous avertir tous, eux et nous ; — le sentiment aristocratique aussi : il y a, au-dessus de l’aristocratie humaine, une aristocratie céleste qui n’aime pas les trop heureux, qui aime la tempérance, la modération et non pas sans doute l’égalité, mais une certaine équivalence définitive parmi les hommes et qui est ce que devrait être l’aristocratie humaine et qui donne à celle-ci l’exemple et les leçons ; — le sentiment d’une certaine justice immanente de la nature, d’un rêve de justice que la nature réalise à moitié ; les plus hauts sommets, acrocérauniens, sont les plus foudroyés, « les grands pins sont en butte aux coups de la tempête et la rage des vents brise plutôt le faîte des palais de nos rois que des toits des bergers » ; de même dans la société les grandeurs sont scabreuses et les sommités sont glissantes ; l’univers n’est pas si injuste qu’il paraît ; il a comme des essais de rétablissement de l’ordre que si souvent il viole ou semble violer ; tout cela est une demi-révélation de la justice définitive et suprême qui doit se réaliser ailleurs ; les premiers seront les derniers.
L’idée de la Némésis est éternelle ; elle est moins forte chez nous que chez les anciens, qui avaient plus d’imagination que nous ; elle est sensible encore ; le peuple dit : « Qu’il ne soit pas si fier ! Il ne sait pas ce qu’il deviendra ; nul ne peut dire : « J’ai été heureux », avant sa mort. » C’est le mot de Solon, toujours répété, toujours vrai du reste. Les hommes ont peur du bonheur. Ils n’ont pas tort, puisque le bonheur les enivre, les jette dans la « fureur » et la démence ; ils y voient comme une tentation de quelque Dieu jaloux. L’instinct social, qui désire qu’il y ait de la modération dans les désirs, inspire aux hommes une frayeur salutaire de ce qu’ils convoitent le plus et met comme un remords dans la concupiscence. Il enseigne aux petits de ne pas envier des succès qui ne sont qu’un piège ; aux grands de ne pas se fier à une grandeur qui est un danger.
Les hommes ont cru et beaucoup d’hommes croient encore à la réversibilité des fautes, c’est-à-dire à la solidarité dans le crime, c’est-à-dire à ceci que, parce que les pères ont péché, les fils peuvent être punis, doivent être punis. Ce dogme est peut-être aussi ancien que les sociétés humaines.
Solon dit avec une clarté absolue et une décision tranchante : « La vigilance de Zeus n’oublie jamais celui dont l’âme est criminelle et, en dépit de tout, il se montre à la fin. Mais l’expiation arrive tout de suite pour l’un, plus tard seulement pour l’autre ; si les coupables y échappent eux-mêmes, si la justice des dieux [ou la destinée voulue par les dieux, μοῖρα θεῶν] ne se précipite pas pour les frapper, elle vient cependant un jour : les enfants innocents ou les générations suivantes payent la dette des pères. »
Pindare dit tout de même : « Chacun est responsable des œuvres de ses ancêtres et de leur destinée. »
L’expiation est atavique. On sait qu’un des offices des prêtres ou religieux orphiques était de remettre les péchés de toute la famille qui se confiait à eux, depuis les ancêtres jusqu’aux derniers des petits-enfants.
Cette solidarité de toute une famille, voire de tout un peuple, voire de toute l’humanité dans la faute, est une idée qui remplit toute la Bible. L’humanité est punie par la faute de son premier père envers Dieu. Adam a condamné tous ses enfants, il les a tous enveloppés dans son crime. « Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ? — Si ce n’est toi, c’est donc ton père. » Car, comme parle Job, « qui peut rendre pur celui qui est né d’une source impure ? » et : « Qu’est-ce que l’homme pour être sans tache et pour paraître juste étant né d’une femme ? » et comme parle David : « Vous savez que j’ai été formé dans l’iniquité et que ma mère m’a conçu dans le péché. » Je ne multiplierai pas ces exemples.
Il ne faut pas croire que des modernes seulement aient protesté contre cette conception qui blesse notre sentiment de justice individuelle en faisant, du crime et de la faute, des choses qui ne sont plus individuelles. Theognis s’indignait déjà contre cette idée[4]. Profondément inquiet de l’injustice des dieux sur la terre, reprochant à Zeus de mettre sur le même rang ici-bas le prévaricateur et le juste, le modéré et le violent, à plus forte raison il s’indignait de ce que les fautes des coupables retombassent sur les innocents : « Grand Zeus, s’il plaît aux dieux que le scélérat aime la violence, que ne leur plaît-il aussi qu’il expie ensuite lui-même le mal qu’il a fait, sans que les transgressions des pères fassent plus tard le malheur des enfants et que les enfants d’un père injuste, qui pensent et agissent selon la justice, qui craignent ta colère, fils de Chronos, et se distinguent parmi leurs concitoyens par leur amour de la justice, n’aient point à payer les crimes paternels ? Telle devrait être la volonté des divinités bienheureuses ; mais en réalité le coupable échappe, et c’est sur un autre que, plus tard, tombe le châtiment. »
[4] Cf. Jules Girard, le Sentiment religieux en Grèce.
Deux siècles après, Bion de Borysthène, philosophe cynique, qui était très spirituel, fit remarquer que les dieux, en châtiant les enfants des coupables, sont aussi ridicules, sinon un peu plus, qu’un médecin qui droguerait un fils ou un petit-fils pour la maladie de son père ou de son aïeul — sans se douter que c’est précisément ce que font les médecins dans quatre-vingts cas sur cent.
Transporté chez les modernes par le christianisme, qui en cela a accepté l’héritage de la Bible, le dogme de la réversibilité des peines a étonné beaucoup d’esprits, qui les uns l’ont rejeté, les autres ont cherché à l’expliquer, les autres ont tiré de son absurdité même, ou, si l’on veut, de ce qu’il avait de paradoxal, une raison de l’admettre.
Pascal raisonne ainsi : « Le péché originel est folie devant les hommes ; mais on le donne pour tel. Vous ne me devez donc pas reprocher le défaut de raison en cette doctrine puisque je la donne pour être sans raison. Mais cette folie est plus sage que toute la sagesse des hommes ; car sans cela que dira-t-on qu’est l’homme ? Tout son état dépend de ce point imperceptible. Et comment s’en fût-il aperçu par sa raison, puisque c’est une chose au-dessus de sa raison, et puisque sa raison, bien loin de l’inventer par ses voies, s’en éloigne quand on le lui présente ? »
Oui, assurément le péché originel est un scandale de notre entendement. « Il est sans doute qu’il n’y a rien qui choque plus notre raison que de dire que la faute du premier homme ait rendu coupables ceux qui, étant si éloignés de cette source, semblent incapables d’y participer. Cet écoulement ne nous paraît pas seulement impossible, il nous paraît très injuste ; car qu’y a-t-il de plus contraire aux règles de notre misérable justice que de damner éternellement un enfant incapable de volonté pour un péché commis six mille ans avant qu’il fût un être ? Certainement rien ne nous heurte plus que cette doctrine. »
Mais cependant considérez que ce mystère est intelligible en ce sens que c’est nous qui serions inintelligibles s’il n’était pas : « Sans ce mystère, le plus incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles nous-mêmes. Le nœud de notre condition prend ses replis et ses tours dans cet abîme ; de sorte que l’homme est plus inconcevable sans ce mystère que ce mystère n’est inconcevable à l’homme. »
En effet, — voici le raisonnement, — l’homme est incomplet, donc l’homme est double, et sa duplexité est expliquée par la chute : « Si l’homme n’avait jamais été que corrompu, il n’aurait aucune idée ni de la vérité ni de la béatitude. Si l’homme n’avait jamais été corrompu, il jouirait dans son innocence et de la vérité et de la félicité avec assurance. Mais (malheureux que nous sommes et plus que s’il n’y avait pas de grandeur dans notre condition), nous avons une idée du bonheur et nous ne pouvons pas y arriver ; nous sentons une image de la vérité et nous ne possédons que le mensonge, incapables d’ignorer absolument et de savoir certainement, tant il est manifeste que nous avons été dans un degré de perfection dont nous sommes déchus[5]. »
[5] Sur quoi l’intrépide Ernest Havet s’écrit : « Il le suppose, il ne le prouve pas, et par où le prouverait-il ? Comment savoir qu’on est dans le faux si on ne connaît pas le vrai ?… » — Si Pascal avait écrit « incertitude » au lieu de mensonge (et son raisonnement resterait le même), je suppose qu’Havet n’aurait pas le front de s’inscrire en faux.
On voit comment Pascal explique la réversibilité. Il explique l’impuissance, l’incertitude et l’incohérence de l’homme par une rupture d’équilibre ; cette rupture d’équilibre, c’est « la chute ». Mais la chute est le fait d’un seul homme. Puisque la rupture d’équilibre subsiste, il faut bien croire que sa faute s’est étendue à ses descendants, ce qui rend l’homme intelligible.
Je dis cela un peu pour montrer que Scherer a été léger en disant que sur ce point Pascal n’avait que posé la question : « On sait à quoi s’en tenir avec des apologistes de cette trempe, et si de cette manière les questions ne sont pas résolues, du moins elles sont vigoureusement posées. » Pascal n’a pas seulement posé la question ; il l’a sinon résolue, du moins très vigoureusement argumentée. Le défaut de son argumentation n’est que celui-ci : l’homme est incomplet, donc il est double, donc il est en deux morceaux, ce qui indique cassure. Non. Pourquoi serait-il double ? Il est incomplet, comme tous les animaux, voilà tout ce que nous en savons. Et qu’il soit incomplet, cela ne postule aucune espèce d’explication. L’étonnant serait qu’il ne le fût pas.
Guizot, dont la discussion vaut qu’on la prenne fort au sérieux, a, lui aussi, entrepris de défendre le péché originel. Il le rattache fortement à la question de l’existence du mal sur la terre. Dieu a dû créer l’homme pour la vertu et le bonheur, aimant la vertu et n’étant pas méchant. Or, l’homme est vicieux et misérable. C’est inexplicable, à moins de supposer que l’homme a mérité par une première faute de n’être pas innocent et de n’être pas heureux. Et il a ainsi corrompu sa nature, qui, par hérédité, s’est transmise corrompue à tous ses descendants.
Raisonnement spécieux, mais très fragile. Sur le premier point, si l’homme par une première faute a démérité de Dieu, c’est donc que Dieu l’avait créé capable de faute, donc non innocent, ce qui est le contraire de ce que Dieu aurait dû faire s’il est bon.
Sur le second point, que l’homme ait en péchant corrompu sa nature et celle de tous ses descendants, cela aussi n’a pu être possible que par la volonté de Dieu ; et Dieu qui devient responsable de cette injustice qui consiste en ce que les fautes ne soient pas personnelles, devient responsable de cette iniquité qui consiste en ce que j’ai péché en Adam.
Ajoutez que ma nature héréditaire et moi, cela fait deux ; que si c’est Adam, c’est-à-dire ma nature héréditaire, qui pèche en moi, ce n’est pas moi, ce n’est pas le moi volontaire. Je suis de mauvaise nature et de bonne volonté. Punir un homme de bonne volonté à cause de sa mauvaise nature est très injuste, surtout quand, de cette mauvaise nature, c’est le punisseur, ainsi que nous avons essayé de le démontrer, qui est la cause.
Il n’est pas probable que ce soit dans des idées théologiques que les anciens, au moins les anciens qui étaient polythéistes, aient pris l’idée de la réversibilité des peines. Cette idée est selon moi une idée toute sociale, qui a rencontré, chemin faisant, des idées théologiques et qui s’y est accommodée, qui s’y est ajustée plus ou moins. C’est une idée toute sociale. L’homme, à vivre en société, s’est aperçu : 1o que les maladies se transmettaient des pères aux enfants, ce qui est beaucoup plus sensible dans la vie sociale, rassemblée et resserrée, que dans la vie familiale ou grégaire ; 2o et surtout que la cité souffrait toujours des erreurs et des sottises des ancêtres, beaucoup plus que de ses erreurs et sottises présentes, actuelles. Du moins, c’est ainsi que les choses apparaissent. On ne voit pas, on voit mal les imprudences que l’on commet socialement ; on est toujours porté à ne pas les voir ou à s’aveugler sur elles ; on voit très bien, trop bien, on s’exagère les fautes autrefois commises et dont les conséquences ou ce qui semble en être les conséquences, éclatent aux yeux à l’heure où l’on est. — L’homme a donc deux raisons pour une de croire à la réversibilité des fautes commises. La première de ces deux raisons est très forte. Le spirituel Bion de Borysthène, quand il disait que punir les petits-enfants pour la faute des aïeux c’était comme purger un petit-fils pour la maladie de son grand-père, croyait triompher et était un peu battu ; il donnait contre la raison qui est pour. Oui, justement, les médecins soignent en nous les maladies de nos aïeux, et les anciens n’étaient pas sans s’être aperçus de cela. A la vérité, nous le savons mieux qu’eux, et, par parenthèse, c’est à mesure que nous connaissons mieux la réversibilité des maladies que nous croyons moins à la réversibilité des fautes ; mais enfin ils ne laissaient pas d’avoir été frappés de l’hérédité des états morbides.
Cette hérédité était pour Brunetière un très grand argument en faveur du péché originel, et, avec les ressources de son génie, il lui donnait une force extraordinaire. Ici, répétait-il, nous sommes sur un terrain bien solide, celui des faits. Nous croyons à l’hérédité physiologique et nous croyons à l’hérédité morale, nous croyons que les diathèses se transmettent et que les caractères se transmettent ; or, qu’il y ait une hérédité criminelle et par conséquent une solidarité criminelle, non seulement c’est analogue, mais c’est la même chose.
C’est la même chose, oui ; abstraction faite de la liberté, abstraction faite de la volonté. Si nous sommes absolument déterminés, si notre hérédité nous force absolument à faire tous les actes que nous faisons, il est incontestable que la faute n’est pas personnelle et qu’en moi c’est toute la série de mes ascendants qui fait le mal ; mes ascendants et moi nous ne sommes qu’une longue chaîne, qu’une longue courroie de transmission du péché ; pour mieux dire, qu’un seul animal se prolongeant dans le temps et qui fait, comme si c’était d’un seul coup, tous les actes mauvais que l’on voit commis. Mais s’il n’y a chez nous ni volonté ni liberté, il n’y a pas responsabilité. Or, c’est précisément de responsabilité qu’il s’agit avec le péché originel. Le péché originel impute à moi comme responsable la faute de l’aïeul. Il me condamne et me « damne », comme dit Pascal, donc me tient pour coupable pour une faute qui n’est pas de moi. Donc il croit à ma volonté, à ma liberté et en même temps il m’impute un acte où, par définition, ma liberté n’est pour rien, et c’est en cela qu’il est incohérent.
Il y a hérédité de diathèses, oui ; et solidarité de diathèses, oui ; hérédité de caractères, oui ; et solidarité de caractères, oui ; mais hérédité et solidarité de culpabilité, non ; puisque la culpabilité c’est précisément l’homme considéré comme personnel, considéré comme ne dépendant pas de ses procréateurs, ou considéré en ce qui, dans lui, ne dépend pas de ses procréateurs[6].
[6] Cf. Scherer, Études sur la littérature contemporaine, IV, 13, et VIII, 8.
Il n’en est pas moins que l’hérédité morbide devait singulièrement frapper les anciens et les incliner très naturellement, je le reconnais, vers l’idée de la réversibilité des fautes. Si, d’une part, ils voyaient, ce qui n’était pas se tromper, les maladies se transmettre ; si, d’autre part, ils croyaient — c’est ici que l’idée sociale rencontre l’idée religieuse comme je l’annonçais — que la maladie est un châtiment, est une malédiction, ne les voilà-t-il pas pleinement dans l’idée complexe d’une hérédité morbide qui est une punition, qui descend, qui coule, comme disait Pascal, des pères aux fils ? Or, justement ils croyaient que la maladie est un châtiment, une malédiction. La réversibilité des fautes leur apparaissait donc dans la réversibilité des maladies. De la rencontre d’une idée de fait, idée sociale, et d’une croyance religieuse, sortait comme forcément la croyance à la réversibilité des erreurs, des fautes et des crimes.
Plus encore, peut-être elle sortait de cette considération, sociale aussi, du malheur social, du malheur politique que les ancêtres versent, pour ainsi parler, sur leurs descendants. C’est évidemment la faute d’Alcibiade ou de Cléon, si la République est tombée si bas et se trouve si malheureuse. Ils ont commis des fautes. C’est nous qui en sommes punis. Comme fait, c’est incontestable. Est-ce juste ? Il ne semble pas. Mais enfin c’est l’ordre naturel. Et que ce soit l’ordre naturel, cela n’indique-t-il pas qu’il y a un quelque chose qui veut que les fautes soient payées, un quelque chose, qui du reste nous dépasse et nous surplombe et qui ne s’arrête pas parce que notre vie individuelle s’arrête, dont la loi de compensation va son chemin et, non satisfaite au temps d’une génération, se satisfait au temps des générations suivantes ?
Ce quelque chose, c’est la justice, c’est la Diké, c’est un Dieu pour qui, parce qu’il est éternel, l’humanité est un seul homme ; et que le petit-fils soit puni pour les fautes du grand-père, ce n’est pas autre chose qu’un homme puni dans sa vieillesse pour les fautes de sa jeunesse. — De la rencontre d’une idée de fait, idée sociale, et d’un état d’âme religieux sortait comme forcément, assez naturellement du moins, la croyance en la réversibilité des erreurs, des fautes et des crimes.
Remarquez que l’état social enfonce cette idée de la solidarité morale dans les esprits, pour ce qui est du temps où l’on vit. Ceci est la « solidarité du mal », si bien analysée par Renouvier. Êtes-vous coupable quand vous faites le mal ? Jamais complètement. Jamais la faute ne vous est imputable à vous seul. Vous faites le mal, parce que, dans l’état social, vous êtes forcé de faire le mal par le mal qu’on fait autour de vous. Parce qu’il y a des gens qui abusent de la charité, vous ne faites pas la charité ou la faites moins que vous ne devriez la faire. Parce qu’il y a des gens qui se poussent par l’intrigue, vous êtes forcé d’intriguer un peu. Parce qu’il y a des gens qui usent de charlatanisme, vous ne pouvez pas vous passer ni vous abstenir absolument de charlatanisme. Parce qu’il y a des gens qui sont de très grands voleurs, vous êtes forcé de voler un peu pour n’être pas écrasé par la concurrence. Parce qu’il y a des gens qui conquièrent les femmes par leurs flatteries et cajoleries, vous êtes forcé de conquérir et retenir la vôtre par autre chose que votre seule vertu. Parce qu’il y a des gens qui tuent, vous êtes forcé de tuer, en légitime défense, il est vrai, ou en quasi légitime défense ; mais enfin, vous tuez ou vous vous disposez à tuer, vous vous préparez à tuer ; vous avez un revolver dans votre poche.
C’est la solidarité du mal ; c’est une des plaies sociales les plus tristes, c’est la plaie sociale par excellence.
Donc le crime n’est pas personnel, il n’est pas tout à fait personnel. Dans votre faute il y a de la faute d’un autre ; dans la faute d’un autre il y a de votre faute. Vous êtes complice de tout le monde, tout le monde est complice de vous. La complicité sociale nous enveloppe et nous pénètre, et nous rayonnons en tous sens dans la complicité sociale. La société pèche en moi, parce que la société pèche en commun, pèche globalement. Toute faute est partiellement un acte personnel, partiellement un acte social.
Mais alors, si les fautes ne sont que partiellement personnelles, s’il y a une solidarité du mal, pourquoi le remède de la faute, pourquoi le châtiment, ne serait-il pas, lui aussi, non personnel, mais social ? Pourquoi ne serions-nous pas solidaires dans le châtiment comme dans la faute, dans la médication comme dans la maladie ? Pourquoi les dieux ne me puniraient-ils pas pour la faute d’un autre, puisque la faute d’un autre, je l’ai commise, puisque la faute d’un autre, j’en suis partiellement coupable ?
Et la société, ne vivant pas un seul moment, mais se prolongeant dans le temps, étant un être qui engrène en lui les vies successives des hommes, pourquoi ne serais-je pas aussi responsable des fautes des hommes du temps passé que des fautes des hommes de mon temps ? Je pèche par la faute d’Alcibiade ou de Périclès (c’est dans Platon), cela me décharge, oui ; mais cela me charge aussi, car il y a une solidarité entre Périclès et moi, et si Périclès pèche en moi, j’ai péché d’avance en Périclès. Mais oui ; car si Périclès a établi telles et telles institutions, tel et tel esprit général de la cité, tel état social, c’est à cause du caractère général des Athéniens, qui exigeait ou comportait ces institutions et cet esprit ; donc c’est en prévision de nous, c’est en prévision de moi ; j’ai péché d’avance en Périclès.
Solidarité sociale dans un temps donné, solidarité sociale même à travers les temps, solidarité du mal entre les citoyens d’un même temps, solidarité du mal même entre les citoyens à travers les temps ; solidarité du châtiment puisqu’il y a solidarité du mal ; voilà l’idée tout entière. De la rencontre de plusieurs idées de fait, idées sociales, et d’une croyance religieuse, est sortie, comme forcément, la croyance en la réversibilité des erreurs, des fautes, des crimes et des punitions.
Cette croyance est donc beaucoup plus naturelle et même beaucoup plus logique qu’on ne croit. C’est elle qui est, plus que d’autres, le produit naturel de l’état social et de l’instinct social lui-même. Il a fallu le progrès de l’individualisme moderne pour qu’elle s’obscurcît et pour qu’elle parût fausse et comme barbare.
— Mais est-elle morale ? N’est-elle pas, contenant évidemment un certain fatalisme, n’est-elle pas une immoralité ? — Comme cela dépend des points de vue ! Vue dans un regard en arrière, cette idée est d’une moralité très douteuse ; vue dans un regard en avant, ce à quoi on ne songe jamais, elle est d’une moralité très appréciable. Si je songe que je suis puni pour les fautes de Napoléon Ier, ce qui du reste est parfaitement véritable, je trouve cela très immoral ; mais si je songe que mes descendants seront punis pour mes fautes, je ne vois rien qui puisse me pousser davantage à n’en pas commettre. Si je pense qu’en contractant telle maladie que je puis ne pas contracter, je gâte toute ma postérité ; si je pense qu’en faisant par cupidité, par amour du confort et du luxe un mariage honteux avec une folle, une idiote, une malade ; ou, simplement, qu’en faisant un mariage sans amour, je risque très fort d’avoir des enfants et des petits-enfants malades, arriérés ou tout au moins mal venus ; si je songe, citoyen, qu’en obéissant à mes passions ou à mes intérêts, je contribue à créer des institutions mauvaises qui ruineront mon pays, qui feront vivre mes enfants et mes neveux sous un despotisme odieux, d’un homme ou de la foule, ou sous la menace impérieuse d’un étranger insolent, ou sous la domination d’un étranger à qui ces institutions auront fait très facile la marche victorieuse jusqu’au cœur de mon pays ; si je songe à tout cela, la loi, vraie ou fausse, de la réversibilité des fautes et de la réversibilité des châtiments m’apparaîtra comme la chose du monde la plus propre à me maintenir, comme jalousement, comme passionnément, dans la vertu, dans la probité, dans la droiture et, sans aller si loin, dans le bon sens.
Du fond du passé mes aïeux me crient : « Tu es malheureux, parce que nous avons été criminels et fous ; c’est la loi » et je me révolte ; — mais du fond de l’avenir mes enfants me crient : « Sauve-nous ! Ne nous tue pas ! Ne nous fais pas naître pour nous tuer ! Ne nous fais pas naître mourants ! Nous dépendons de ta vertu et de ta sagesse ; nous dépendons de ton bon sens ; nous dépendons de ta civilisation ou de ta barbarie ; fils de ton corps, nous dépendons de ton âme. Ne nous sacrifie pas à tes intérêts d’un jour et à tes passions d’une minute. Vis en nous par ta prévision, par ta prévoyance, par ta prudence. Vis en nous, ce qui est peut-être la seule façon d’être immortel, et ce qui très probablement a donné le désir et par conséquent l’idée de l’immortalité. »
Et le préjugé qui met ainsi l’individu en présence de l’innombrable postérité comme devant un immense conseil de famille qui a la fois le supplie, l’adjure, l’exhorte et le juge, est une des formes, accidentelles et imprévues, je le veux bien, mais imposantes et même terribles, de la morale éternelle.
La première chose dont les hommes s’aperçurent quand ils furent en société et même avant, sans doute, mais beaucoup plus quand ils y furent, fut qu’il y a entre les hommes des différences très considérables et que tel homme beaucoup plus fort qu’un autre trouve toujours son supérieur en force. L’inégalité est une loi naturelle dans l’humanité comme dans la nature proprement dite.
Les hommes en ont conclu que la force était un privilège, une chose accordée, un don des puissances supérieures, quelque chose de mystérieux ayant une origine transcendantale.
Nous ne sommes pas encore si loin des origines de l’humanité que vous n’ayez remarqué ceci que nous nous faisons un mérite des qualités que nous n’avons aucun mérite à posséder. De quoi sommes-nous fiers ? De notre force, de notre grâce, de notre beauté, de notre adresse, de notre esprit. De notre bonté, de notre patience, de notre labeur, jamais, ou très rarement et par réflexion.
Pourquoi cela ?
Parce que force, grâce, adresse, beauté, esprit, nous viennent de la nature, nous sont innés ; et que bonté, patience, application, labeur, viennent de nous, ou nous paraissent venir de nous, sont ou paraissent être des produits de notre volonté.
De sorte que ce à quoi nous n’avons aucun mérite c’est de quoi nous tirons vanité ; et ce qui est tout notre mérite c’est de quoi nous ne nous flattons point.
Ce que dit La Rochefoucauld du cœur et de l’esprit n’est point contradictoire à ce que je fais remarquer. Il dit : « Chacun dit du bien de son cœur et personne n’ose en dire de son esprit. » Mais, s’il vous plaît, cela tient à ce que l’on dit le contraire de ce qu’on pense. Chacun dit du bien de son cœur parce que tout le monde sait qu’il n’est pas vrai que nous soyons fiers de notre bonté ; et, tout le monde sachant que nous sommes très fiers de notre esprit, nous « n’osons pas » en dire du bien, parce que ce serait manquer de modestie, parce que ce serait étaler notre vanité ; et donc c’est bien de notre esprit que nous sommes fiers et de notre cœur que nous ne le sommes pas.
La chose de soi que l’on peut louer sans ridicule, c’est la chose dont tout le monde sait que nous ne nous enorgueillissons point.
D’où vient donc que nous ne nous faisons pas un mérite des choses qui, dépendant de nous, font précisément notre mérite ? Mais justement de ce que nous croyons qu’elles dépendent de nous. Je suis bon, je suis patient, je suis discipliné, je suis travailleur… et, étant convaincu que c’est parce que je le veux, je suis persuadé que tout le monde pourrait l’être comme moi. Donc aucune supériorité. Je suis beau, je suis adroit, j’ai de la grâce, j’ai de l’esprit. A cela je ne suis pour rien. J’ai apporté tout cela en naissant. Et les autres, une infinité d’autres, pourront se trémousser tant qu’ils voudront et tant qu’ils pourront, ils n’auront ni ma beauté ni mon adresse, etc. Donc c’est un privilège ; je suis un privilégié, je suis un favori des dieux.
Les hommes ont été frappés des privilèges de quelques-uns et ont considéré ceux-ci comme des favorisés, comme des favoris, comme des élus de quelqu’un et comme des êtres désignés par ce quelqu’un.
Ils ont été frappés d’abord du privilège de la force physique, la plus sensible, la plus incontestable, la plus indiscutable, la plus capable de se prouver à chaque instant et la plus utile, aux temps primitifs. Très longtemps ce fut le plus vigoureux qui fut le chef. Inutile d’insister.
Ils s’aperçurent ensuite de l’importance de la force intellectuelle ; mais ici les choses étaient moins incontestables et moins vite prouvées, plus divergentes du reste. La force intellectuelle s’appliquait, comme elle s’applique encore, en différents sens, à des objets divers. Elle s’appliquait, d’une part, aux inventions, invention du feu, invention de la charrue, invention de la roue, etc. Autrement dit, il y avait des hommes de génie. Les hommes de génie ont en général cette destinée d’être assommés dans leur temps et d’être adorés comme des dieux dans les temps suivants. Et cela est bien naturel. Par leur invention ils contrarient les habitudes, ils bouleversent toute la vie de leurs contemporains ; ils les forcent à faire un effort d’adaptation à une vie nouvelle. Ils sont des ennemis. Voyez tout homme, de nos jours, qui, en industrie, invente un nouveau procédé. Il est détesté de tous les industriels qu’il oblige à renouveler tout leur matériel et, s’il était entre leurs mains, personne ne pourrait répondre de lui. Ainsi en a-t-il été des premiers inventeurs. On reconnaissait leur force intellectuelle, sans doute mais, comme elle était funeste, on la reconnaissait pour la maudire et ils passaient non pour demi-dieux, mais pour magiciens. C’est la même chose, mais avec une différence au point de vue sentimental. Seulement, au bout d’une génération ou de deux, le bienfait de l’invention s’étant montré d’une façon éclatante et l’invention elle-même s’étant généralisée et l’effort d’adaptation aux procédés nouveaux n’existant plus, la mémoire de l’inventeur était honorée, son nom glorieux et béni et le magicien passait demi-dieu.
D’autre part, la force intellectuelle s’exerçait à l’organisation et à l’administration de la cité et aux opérations de la guerre. Ici elle était contestée encore, souvent ; mais souvent aussi reconnue. On avait affaire non plus au génie ; mais au talent, et au talent s’adaptant à la vie telle qu’elle était, tout au plus l’améliorant par petits progrès au lieu de la bouleverser : C’est sous cette forme que la force fut tout particulièrement honorée et respectée.
Concurremment à celle-ci, deux forces très analogues à certains points de vue, quoique très différentes à certains autres, se révélèrent. Ce furent des forces de rassemblement et de cohésion. Un certain nombre d’hommes, non plus vigoureux individuellement que les autres, non plus intelligents individuellement que les autres, avaient l’instinct de rassemblement, s’unissaient et voulaient rester unis. Voulant rester unis, ils s’avisèrent que, pour rester ainsi, il fallait s’obéir les uns aux autres d’une façon très exacte et très régulière, s’obéir d’après un classement des individus et d’après un règlement très précis. Ils créèrent la hiérarchie et la discipline. Rassemblement, hiérarchie et discipline, c’était la cohésion et par la cohésion ils étaient forts. Une nouvelle force était créée. La caste des guerriers existait.
Quelquefois elle n’était pas autre chose que le reste et la descendance d’une nation étrangère qui avait envahi le pays et qui l’avait conquis. Quelquefois elle était autochtone et se composait des hommes qui, ayant défendu le pays plus brillamment ou plus heureusement que d’autres, avaient pris dans les camps l’habitude de la hiérarchie et s’étaient aperçus qu’il n’y avait qu’à la maintenir en temps de paix (c’est-à-dire en temps de trêve) pour dominer toute la ville, pour se trouver plus prêts que les autres au moment de la guerre suivante, pour en revenir avec une force plus grande encore de cohésion ; et ainsi de suite.
La foule les honorait comme les anciens inventeurs et comme les organisateurs, législateurs et administrateurs actuels, quoiqu’ils n’eussent ni génie ni talent, mais parce qu’ils avaient la force et aussi parce que, dans cette force, elle admirait le talent d’avoir de la force, l’instinct de rassemblement, d’union, de hiérarchie et de cohésion ; et à ce titre ils étaient, eux aussi, des favorisés des dieux, des favoris, des élus, des privilégiés et des surhommes.
Quand Platon, dans sa République, organise à sa fantaisie sa caste des guerriers, quand il les montre sobres, durs à eux-mêmes, étroitement unis, ne possédant rien individuellement, il ne fait qu’exagérer les vertus réelles que la foule admira dans les premiers guerriers et qui lui imposèrent, qui firent qu’elle les considéra comme une race particulière.
Exactement de la même manière, mais s’appuyant d’une autorité plus haute et admettant des éléments mystiques, s’organisèrent les castes sacerdotales. Elles se composèrent des hommes qui avaient l’instinct du rassemblement et de la cohésion par la hiérarchie. Mais elles s’appuyèrent sur les croyances religieuses du peuple et elles s’appliquèrent à les interpréter, à les codifier, en quoi elles répondaient à un vague besoin et à un désir. Elles s’appuyèrent aussi sur des légendes, sur des souvenirs ; elles passèrent, ce qu’elles ne se soucièrent point de démentir et ce qu’elles s’appliquèrent à confirmer, pour posséder d’anciens secrets bienfaisants ou redoutables, bienfaisants et redoutables, selon les mérites des uns et des autres. Elles inspirèrent la confiance, le respect et la terreur.
Mais leur principale autorité, c’était leur force, et leur force, c’était la cohésion. Comme la caste guerrière, la caste sacerdotale était hiérarchisée et disciplinée. Comme la caste guerrière, elle était serrée autour d’un drapeau et autour d’un chef ; comme la caste guerrière, elle avait sa règle à elle, sa loi particulière, à laquelle elle obéissait strictement. Comme la caste guerrière, elle était non seulement une force, ce qui aurait suffi pour qu’elle fût respectée et même obéie ; mais elle était une force au service de la cité, une des forces sociales : la caste guerrière défendait la cité contre l’ennemi ; la caste sacerdotale défendait la cité contre les dieux, toujours redoutés à l’égal de l’ennemi. Elle les apaisait, elle les adoucissait, elle les désarmait, peut-être elle les trompait. Elle les rendait favorables. Elle les vainquait presque : car prévoir c’est vaincre, et elle pénétrait leurs desseins. Elle savait ce qu’ils voudraient, science qui permettait, non pas sans doute de leur désobéir, mais de prendre ses dispositions pour leur obéir de la façon la plus favorable. Elle les faisait parler, ce qui était les désarmer à demi, puisque la force la plus redoutable est la force muette, dont on ne sait quoi attendre et quoi n’attendre point.
Ainsi la cité respirait, encadrée entre ses deux armées défensives, l’une qui avait l’habitude de l’ennemi terrestre, qui le connaissait, qui le tenait du regard, qui l’épiait, qui surveillait tous ses mouvements, qui était toujours prête à la défense, toujours prête aussi pour les moments où le bon moyen de se défendre est d’attaquer ; l’autre qui avait l’habitude de l’ennemi céleste, qui le connaissait, qui savait ses exigences, ses susceptibilités et ses impatiences, qui ne le quittait point des yeux, qui l’amusait, qui l’endormait, qui lui payait rançon, qui lui cédait quelque chose pour avoir davantage, qui signait avec lui des traités, concluait avec lui des alliances et avait toujours des intelligences dans la place.
Il en est de ces forces de cohésion dans la cité, comme des forces de cohésion dans le genre humain lui-même. Dans le genre humain, les hommes qui ont volonté de puissance et qui se reconnaissent et se rencontrent dans cette volonté de puissance, acquièrent la volonté de puissance collective ; dès ce moment, ils font un peuple, fut-il composé de cent familles ; ils forment noyau et ils s’annexent les parties molles de l’humanité. De même dans la cité faite, continuant le même mouvement, les individus doués de volonté de puissance et se rencontrant et se reconnaissant dans cette volonté, acquièrent, se donnent et maintiennent en eux une volonté de puissance collective, forment noyau, forment centre, se ramassent et se contractent énergiquement et soumettent à eux, clientélisent, les parties molles de la cité.
Ces deux forces de cohésion étaient sans doute les plus capables de maintenir la cité dans l’obéissance ; mais ce sont précisément elles qui, avec le temps, enseignèrent à la foule à se passer d’elles et à secouer leur joug. En effet, on obéit instinctivement à la force physique ; on obéit instinctivement à la supériorité intellectuelle ; on obéit encore instinctivement, je l’ai dit, à la cohésion dans laquelle on reconnaît une force qui est précisément l’instinct et la volonté de cohésion. Mais pour ce qui est de celle-ci, on se dit assez naturellement qu’étant composée d’individus qui n’ont individuellement ni supériorité physique ni supériorité intellectuelle, une caste n’est qu’artificiellement privilégiée et que son privilège est tout factice ; que ce qui fait sa force, à savoir l’instinct de cohésion, on peut facilement se le donner et qu’il y suffit de vouloir. Le jour donc arrive où la foule, ne fût-ce que par esprit d’imitation et du reste parce qu’elle est instruite, se donne à elle-même l’instinct de cohésion, s’entend, se concerte, se ramasse et se contracte et devient elle-même une force ; il ne faut pas dire la force du nombre ; car le nombre n’a aucune force, mais la force du nombre qui s’est ramassé, qui s’est donné un centre, qui s’est donné des chefs et qui a pris conscience de lui-même.
Alors la caste des guerriers et la caste sacerdotale sont réprimées et diminuées ; et c’est la foule ou plutôt la pluralité de la foule qui gouverne dans la société.
Cela est plus juste, disent quelques-uns. Cela n’est ni plus ni moins juste, c’est toujours et peut-être plus que jamais la force qui gouverne. Seulement c’est une autre force. Les hommes ont adoré la force physique ; ils ont adoré la force intellectuelle ; ils ont adoré la force d’instinct de cohésion ; ils adorent encore la force d’instinct de cohésion unie au poids du nombre.
Pascal a très bien vu tout cela. L’humanité a le désir de la justice ; seulement, ne pouvant pas réaliser la justice, elle a supposé que la justice était avec la force, avec une force, celle-ci, celle-ci ou celle-là. « Ne pouvant pas fortifier la justice, ils ont justifié la force. » — « Si on avait pu, on aurait mis la force entre les mains de la justice ; mais comme la force ne se laisse pas manier comme on veut, parce que c’est une qualité palpable, au lieu que la justice est une qualité spirituelle dont on dispose comme on veut, on a mis la justice entre les mains de la force et ainsi on appelle justice ce qu’il est force d’obéir. » — « Il est juste que ce qui est juste soit suivi ; il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique. La justice sans la force est contredite [on la conteste toujours] parce qu’il y a toujours des méchants. La force sans la justice est accusée [d’être arbitraire, d’être la violence]. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force ; faire que ce qui est juste soit fort et que ce qui est fort soit juste. [Mais] la justice est sujette à disputes ; la force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n’a pas pu donner la force à la justice parce que la force a contredit la justice et a dit qu’elle [la justice] était injuste ; et a dit que c’était elle [la force] qui était juste. Et ainsi, ne pouvant faire que ce qui fût juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. »
Les souverains sont tenus pour justes parce qu’ils ont la force ; les castes sont tenues pour justes parce qu’elles ont la force, j’ai dit laquelle. La « pluralité » enfin est tenue pour juste dès qu’elle s’est donné la cohésion. « Les seules règles universelles sont les lois du pays aux choses ordinaires ; la pluralité aux autres. D’où vient cela ? De la force qui y est. » Force de coutume, voilà pour les lois ; force proprement dite, voilà pour la pluralité. La pluralité n’a aucune autorité, rien qui prouve qu’elle ait raison ; « c’est l’avis des moins habiles » ; mais elle est « la meilleure voie, parce qu’elle est visible et qu’elle a la force pour se faire obéir ». — « Pourquoi suit-on la pluralité ? Est-ce à cause qu’ils [ceux qui sont les plus nombreux] ont plus de raison ? Non ; mais plus de force. »
Tout cela est la vérité même. Je n’y ajouterai que ceci, c’est que les hommes ne font pas, je crois, le raisonnement que Pascal leur prête. Ils le font après coup, comme il le fait lui-même ; ils ne le font pas avant, ni en même temps. Ils ne se disent pas : « il faut attribuer la justice à la force, puisque nous ne pouvons pas donner la force à la justice ; il faut justifier la force puisque nous ne pouvons pas fortifier la justice » ; ils ne se disent pas cela ; simplement ils aiment la force, ou, si l’on veut, la force leur impose et ils ont pour elle une manière de culte ; et ils l’aiment successivement dans la vigueur physique, dans la supériorité intellectuelle, dans l’énergie de cohésion ou synergie sociale, enfin dans la pluralité approximativement consciente d’elle-même.
De plus, ils aiment la justice, c’est-à-dire l’égalité ; car quand on analyse l’idée de justice on n’y trouve que l’idée d’un niveau, l’idée que personne ne doit avoir plus qu’un autre. Et cette idée est contraire et contradictoire à l’idée de force et la heurte dans l’esprit des hommes, la heurte absolument, si absolument que je ne crois pas que ce soit la justice que les hommes, même par expédient, attribuent à la force ; l’incompatibilité est trop forte. Ce qu’ils attribuent à la force, c’est la raison. Ils ne justifient pas précisément la force (à moins d’attribuer aux mots juste et justifier un sens très large, et c’est ce que fait Pascal), ils rationalisent la force ; ils veulent croire qu’elle a raison ; ils croient qu’elle a raison. Ceux qui ont parlé du droit de la force ont gâté par une expression impropre une idée juste. Dans l’esprit des hommes la force n’a jamais le droit ; mais elle a raison ; il est à croire qu’elle a raison, que ce qu’elle fait est encore le meilleur qui se puisse faire.
Ils sont amenés à cette conception générale par tout ce qu’ils voient, par le spectacle de la nature et par celui de la société ; par le spectacle de la nature qui n’a aucun souci de justice, et c’est-à-dire d’égalité et où tout simplement les plus forts vivent et les plus faibles meurent ; par le spectacle de la société où, successivement, les plus forts en raison de telle force et les plus forts en raison de telle autre force règnent, dominent et oppriment. Et quand ils en arrivent au règne de la pluralité, ils sont plus convaincus que jamais de cette idée, puisque, ayant voulu renverser la force, ils s’aperçoivent qu’ils n’ont fait qu’en introniser une autre, et la plus inepte de toutes. Il n’y a donc jamais que la force, se disent-ils alors. Et pourquoi non ? Qu’il n’y ait jamais que la force, c’est peut-être le signe que la force a raison, que le règne de la force est conforme à l’ordre naturel du monde, que c’est ainsi que le monde est et que vouloir qu’il fût autrement, ce serait la raison contre la raison, chose éminemment irrationnelle, ce serait une raison individuelle contre la raison universelle, chose au moins vaine.
Le culte de la force est chez les hommes une sorte de culte de constatation : les choses sont ainsi ; elles sont tellement ainsi que les vouloir autrement est de l’imagination, donc n’est pas du bon sens ; et une chose est très raisonnable quand elle ne peut être combattue et contredite que par une chimère.
Les hommes ne trouvent pas la force juste, ils la trouvent rationnelle. Ils protestent toujours contre elle au nom du droit, et reconnaissant toujours qu’il est déraisonnable de protester contre elle ; mais ils reconnaissent par là même qu’elle est raisonnable, qu’il y a en elle je ne sais quelle raison supérieure et transcendante.
Les hommes honoreront toujours la force sous ses différentes formes, d’abord par instinct naturel, ensuite par instinct social, par sentiment qu’ils se sont toujours ralliés dans leur cité autour de ce qui était fort ; enfin par cette conception générale, que, si injuste qu’elle soit toujours, la force a en elle le vrai secret, la raison profonde des choses, ce par quoi le monde est ce qu’il est, l’esprit pouvant le rêver autrement, mais non pas le faire autre.
Le culte de l’aristocratie est très analogue au culte de la force, très analogue surtout au culte de la force de cohésion, et l’aristocratie elle-même est très analogue à une caste ; cependant il y a des différences.
J’appelle aristocratie toute oligarchie, en donnant au mot oligarchie un sens très étendu. J’appelle aristocratie toute partie de la nation qui est groupée, soit par des affinités de naissance, soit par des affinités électives, qui se connaît comme groupe, qui est par son éducation supérieure à la masse, ou différente de la masse ; et qui exerce sur la masse soit une autorité, soit une influence.
Donc l’aristocratie dépasse la caste. Elle peut être, selon les cas, supérieure à la caste guerrière et à la caste sacerdotale ; elle peut être composée de la caste guerrière et de la caste sacerdotale ; elle peut être composée de la caste guerrière, de la caste sacerdotale et d’autre chose en outre ; elle peut être de naissance ; elle peut être élective, à la condition, dans ce cas, que pour telle raison ou pour telle autre, quoique élective elle change peu de personnel, et que ses membres se reconnaissent toujours comme formant un groupement peu variable ; elle peut être partie de naissance, partie élective ; elle peut être constituée par la richesse, à la condition, dans ce cas, que pour telle raison ou pour telle autre, elle varie peu et soit composée d’hommes qui de pères en fils se reconnaissent comme faisant partie du même rassemblement social.
Un groupement quelconque d’hommes se distinguant, par une différence d’éducations et d’habitudes, de la masse du corps social et exerçant sur le corps social soit autorité, soit influence, c’est une aristocratie.
La plupart des aristocraties viennent de la conquête d’un peuple par un autre, et celles qui sont de ce genre sont toujours les plus fortes. Nietzsche dit très bien : « Il ne faut pas se faire d’illusions humanitaires sur l’histoire des origines d’une société aristocratique. La vérité est dure. Des hommes d’une nature restée naturelle, des barbares, dans le sens le plus redoutable du mot, des hommes de proie en possession d’une force de volonté et d’un désir de puissance encore inébranlé se sont jetés sur des races plus faibles, plus policées, plus pacifiques, peut-être commerçantes ou pastorales, ou encore sur des civilisations amollies et vieillies, chez qui les dernières forces vitales s’éteignaient dans un brillant feu d’artifice d’esprit et de corruption. La caste noble fut à l’origine toujours la caste barbare. Sa supériorité ne résidait pas avant tout dans sa force physique, mais dans sa force psychique. Elle se composait d’hommes plus complets. »
Telles sont évidemment, pour la plupart, les aristocraties primitives ; le phénomène se renouvelant du reste, toutes les fois qu’un peuple fléchit et n’est pas annexé par son voisin, mais, ce qui est meilleur pour lui, reçoit sur son territoire une peuplade errante qui le subjugue et le réduit en servage.
Quelquefois, du reste, c’est du sein même du peuple que s’élance le conquérant qui doit devenir son aristocratie. En France, en 1789, profitant du fléchissement, de la désorganisation, de la quasi-disparition de l’ancienne aristocratie, une armée d’hommes de France, « plus complets » que ceux qui dominaient, se jette sur le pouvoir, s’en empare, brise les obstacles, au centre et dans les provinces, par les moyens ordinaires de la conquête ; et crée une aristocratie, d’abord militaire, ensuite bourgeoise, qui gouverne et exploite le pays pendant un siècle et dont le gouvernement, quoique très menacé par d’autres forces, dure encore.
Il est possible cependant que souvent, sans conquête, une aristocratie se soit formée spontanément. Elle s’est formée des « meilleurs », c’est-à-dire des « plus complets », comme une caste, se confondant souvent avec une caste ou en enveloppant plusieurs en elle-même, et elle a dominé tant qu’elle a été fidèle à ses principes : supériorité, cohésion.
L’aristocratie, chez les peuples primitifs, est plus forte, soit qu’elle soit fille de la conquête, soit qu’elle soit autochtone, quand elle se confond dans les souvenirs populaires avec les origines mêmes de la nation. Ces origines sont toujours légendaires, et ce qui est légendaire a toujours un caractère religieux. Un respect religieux s’ajoute donc, à l’égard des nobles, au respect naturel que la force de cohésion, à elle seule, inspire déjà. On appelle les nobles « pères », ce qui veut dire qu’ils sont les fils des pères de la patrie et qu’on honore en eux, non sans quelque superstition, cette tradition de paternité.
Surtout on les considère comme des « chefs tout trouvés ». La cité, en ces temps-là, est un camp — et elle n’a pas cessé d’être cela ; seulement on en avait alors le sentiment plus vif — et dans un camp on a besoin de chefs. Or on ne se dissimule pas ce que valent des chefs militaires élus, combien ils sont toujours contestés et de peu d’autorité sur leurs troupes. Le chef, et particulièrement le chef militaire, tout trouvé, agrée singulièrement, à ce point que pendant longtemps on n’a pas même l’idée d’en prendre d’autres.
Pascal analyse bien cet état d’esprit où il entre, comme nous venons de le voir, tant de choses diverses : superstition, respect de la force, sens pratique de l’intérêt public, etc., et que doivent combattre d’autres sentiments : instinct d’égalité, amour-propre, même scrupules de piété : « Le peuple honore les personnes de grande naissance [instinctivement, ou héréditairement, sans raison]. Les demi-habiles les méprisent, disant que la naissance n’est pas un avantage de la personne [« grandeur naturelle »], mais du hasard [« grandeur d’établissement »]. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple [c’est-à-dire sans pensée], mais par la pensée de derrière [ils ne sont pas bons en soi ; mais il est bon qu’on les croie bons pour qu’il y ait stabilité politique]. Les dévots qui ont plus de zèle que de science les méprisent, malgré cette considération qui les fait honorer par les habiles, parce qu’ils en jugent par une nouvelle lumière que la piété leur donne [il n’y a de vraie grandeur que celle qui vient de Dieu et qui rattache l’homme à Dieu] ; mais les chrétiens parfaits [mettons, pour généraliser, les dévots parfaits] les honorent par une autre lumière supérieure » [parce qu’ils savent que cette grandeur fausse, étant voulue des dieux pour le salut de la cité, est vraie en ce sens et d’une vérité divine elle-même].
Ainsi peuvent sentir, même dans des temps très antérieurs aux nôtres, les citoyens à l’égard des patriciens, et tout cela part d’un respect instinctif et aboutit à un respect social et se résume en une déférence générale, traversée de doutes qui auront leurs effets plus tard.
De son côté, l’aristocratie, si elle sait son métier, et tout contribue à le lui faire savoir, s’organise et se dresse d’elle-même en classe d’élite, de manière à perpétuer les raisons que le peuple a de la respecter et de lui obéir. La supériorité donne le désir perpétuel d’augmenter sa supériorité. Le patricien en conséquence a, avant tout, le respect de soi-même : « L’âme noble, dit Nietzsche, a [non pas l’amour de soi, mais] le respect de soi. » Le patricien se fait une morale fondée sur l’honneur, sur le constant besoin de s’élever au-dessus de ceux qu’il domine et de se distinguer de ceux dont déjà il diffère. Il se fait une âme d’exception. Chez ceux qui sont peu intelligents, ce besoin de supériorité s’exprime par des procédés qui rabaissent et humilient les inférieurs, et cela est d’une lamentable indigence ; mais, chez ceux qui comprennent, il a pour démarche de s’élever sans cesse et de souhaiter que les inférieurs s’élèvent et de les y aider pour avoir une nouvelle raison d’ascension et de perfectionnement.
Le patricien se fait une âme dure pour lui-même, aussi pour les autres, mais surtout pour lui, afin de pouvoir exiger des autres ce qu’il exige de lui-même ; il se donne une éducation spéciale très laborieuse pour qu’il y ait toujours, d’homme à homme, une différence marquée entre la foule et lui il se donne des sentiments particuliers : profond respect de la vieillesse — Nietzsche remarque bien cela — pour maintenir fortement l’idée de tradition qui est une partie de sa force ; culte du sérieux et de la dignité dans la vie publique et privée, pour que la familiarité n’intervienne pas, où se perdrait au moins le prestige extérieur ; susceptibilité, ou point d’honneur, pour que l’idée se répande et se maintienne comme un proverbe qu’un noble ne peut pas être injurié sans qu’il en coûte la vie à l’insulté ou à l’insulteur.
Surtout il pousse au dernier degré l’instinct de cohésion qui est l’essentiel même de sa force ; il est dévoué à ses amis et il considère tous les hommes de sa classe comme des amis pour lesquels il est prêt à tous les sacrifices et sur lesquels il compte absolument au besoin. Surtout il se persuade, pour le persuader aux autres, que le plus grand ami qu’il ait au monde c’est le pays, et que le pays est comme son Dieu domestique qui le protège et qu’il protège et à qui il est indissolublement lié et uni. Ce sentiment est même un de ceux qui, après l’avoir longtemps fait vénérer, éloignera de lui le peuple, qui finira par se dire que la patrie est la chose des patriciens et leur affaire ; mais n’importe pas au peuple, qui n’en retire rien et qui peut s’en désintéresser ; mais ceci ne viendra que plus tard.
Les patriciens doivent avoir le mépris absolu des richesses, parce que le sentiment du peuple à l’égard des aristocrates doit être un sentiment de respect moral où l’envie n’entre point ; or c’est la richesse beaucoup plus que le talent ou même la puissance qui excite l’envie ; une aristocratie ruine le sentiment aristocratique quand elle se transforme en ploutocratie (Platon, voyant bien cela, a voulu que ses nobles ne possédassent rien) ; si les nobles sont riches, ils doivent vivre comme gens de médiocre fortune et consacrer leurs richesses aux plaisirs et fêtes publics, embellissement des villes, etc., de manière qu’il soit bien apparent, comme dit Montesquieu, que « la fortune est aussi onéreuse que la pauvreté ».
En un mot, comme dit Montesquieu encore, l’aristocratie mettant « les mêmes gens », à savoir les aristocrates, « sous la puissance des lois en même temps » qu’elle les en retire, il est difficile à ces gens de « se réprimer » et il est indispensable qu’ils se répriment, d’où suit qu’il leur faut « une grande vertu » et qui est celle dont nous venons d’énumérer les éléments, mais vertu très rare et extraordinaire.
Enfin les aristocraties intelligentes comprennent le principe de destruction qu’elles portent en elles, la maladie constitutionnelle qui peut les ronger et les détruire. Elles comprennent qu’elles sont des haras destinés à constituer et à maintenir une race d’élite et que précisément les races d’élite s’épuisent très vite. Elles ne comprennent pas cela scientifiquement, mais elles le comprennent à l’user, par l’expérience et par la vue des choses. « L’extrême corruption, dit Montesquieu, est quand les nobles deviennent héréditaires » ; du moins, quand il n’y a dans une aristocratie que des nobles héréditaires. Car alors il se produit un renversement des valeurs. Les nobles héréditaires, descendants des grandes familles, atteints la plupart par l’épuisement de la race, — auquel l’adultère même n’a pas su remédier, parce que le plus souvent il a lieu entre personnes précisément de la même classe sociale, — sont méprisés individuellement par le peuple, et alors le peuple reporte son instinct aristocratique, reporte son respect des supériorités sur les mieux doués des plébéiens, sur ceux des plébéiens que leur intelligence, leur énergie ou seulement leur éloquence désignent comme chefs ; de sorte qu’il y a deux aristocraties, l’une établie, installée, légale, à laquelle l’instinct aristocratique ne s’attache plus, l’autre en puissance, vers laquelle l’instinct aristocratique va tout droit.
Ce qu’il faut donc, c’est adjoindre à l’aristocratie légale ces éléments aristocratiques nouveaux qui la renouvelleront, la fortifieront, la raviveront, et ainsi confisqués, ainsi captés, empêcheront qu’une autre ne se forme. Dans ces conditions, l’instinct aristocratique populaire est maintenu et n’a aucune raison de fléchir. Cela est naturel, puisque ce qui l’a suscité continue à être et continue à agir. Ce qui a suscité l’instinct aristocratique aux origines de la cité, c’est l’existence d’un certain nombre d’hommes estimés supérieurs et dans lesquels on pouvait avoir confiance. En s’adjoignant les supériorités d’aujourd’hui, l’aristocratie ne fait que continuer, que prolonger cela même qui l’a créée. Elle est dans la vérité vivante de son institution et elle réveille indéfiniment le sentiment qui a accueilli son institution, ou, pour mieux dire, d’où son institution est sortie.
Comment le sentiment aristocratique du peuple s’affaiblit-il et comment les aristocraties disparaissent-elles ? Nous avons déjà rencontré quelques réponses à cette question. Nous avons vu qu’une aristocratie disparaît naturellement quand elle est exclusivement héréditaire, parce que le sentiment aristocratique populaire, s’il s’attache à la naissance, s’attache encore plus à la supériorité et probablement ne s’attache à la naissance qu’en raison de la supériorité qu’elle suppose. Or ce qui est une vérité pendant un certain temps, à savoir la supériorité des fils des hommes supérieurs, ne l’étant plus après un temps plus long, le sentiment aristocratique du peuple se détache des descendants abâtardis et traite de préjugé et de superstition le respect de la race.
Une aristocratie disparaît encore, nous l’avons vu, quand elle devient riche, quand elle se transforme en ploutocratie ; d’abord parce que la richesse détruit en elle les vertus qui la faisaient respecter et qui la feraient respecter encore ; ensuite parce que le luxe, le faste, les dépenses d’ostentation, excitent l’envie du peuple et détruisent en lui le respect.
Chose intéressante pour le moraliste. Le peuple, semble-t-il, ne devrait qu’être reconnaissant envers l’homme des hautes classes qui est prodigue, puisque la prodigalité est à peu près le seul moyen, le plus pratique en tous cas et peut-être le plus sain, de faire participer le peuple à la fortune des grands. C’est la prodigalité qui entretient l’industrie et c’est l’industrie qui fait vivre le peuple. La prodigalité est infiniment supérieure à l’aumône, puisque la prodigalité entretient le travailleur et que l’aumône n’entretient guère que le fainéant. Toutefois le peuple ne fait jamais, presque jamais, ce raisonnement. Très idéaliste en cela, il n’apprécie que l’intention, et l’intention de celui qui fait l’aumône étant évidemment de secourir son prochain et l’intention du prodigue n’étant aucunement philanthropique, il méprise le prodigue purement et simplement. Il se contredit même sur ce point ; car il estime le riche « qui fait travailler » et il méprise le prodigue, sans réfléchir que le prodigue est l’homme du monde qui fait le plus travailler et que, très souvent, entre « le riche qui fait travailler » et le prodigue la nuance est difficile à saisir et ces deux personnages se confondent.
Toujours est-il que le meilleur moyen pour une aristocratie de détruire le sentiment aristocratique dans le peuple, c’est d’être riche et d’être fastueuse. L’envie, excitée par le spectacle de la richesse en exercice, ronge peu à peu le respect et n’en laisse rien. La diminution progressive du sentiment aristocratique en Angleterre, de nos jours, est un exemple assez frappant, je crois, de ce que j’avance.
L’aristocratie disparaît encore comme d’elle-même, tout ainsi que disparaît dans les corps vivants un organe qui ne fait plus sa fonction. C’est connu. On sait assez, et je n’insisterai pas, toute l’histoire de France depuis Louis XIV. Ils ne résidaient plus, tout fut là. Les gentilshommes et les évêques ne résidant plus, n’étant plus ni dans leurs châteaux ni dans leurs palais, et quand ils y étaient, ne se mêlant plus au peuple pour le diriger, le guider et le soutenir, ils en vinrent à n’être plus rien dans le corps social. Ce fut un suicide. Ce fut un suicide un peu aidé, comme il y en a beaucoup par le monde ; car la royauté, peu avisée en cela et voulant de toutes ses forces changer la monarchie en despotisme, ce qui est dangereux, y prêta la main ; mais ce fut un suicide ; l’aristocratie française était morte quand on la tua, et il n’y a rien de plus juste que le mot de Chateaubriand : « la Révolution était faite quand elle éclata. »
Il existe, pour ainsi parler, des succédanés d’aristocratie, des aristocraties relatives, je ne dis pas de fausses aristocraties, car elles sont réelles, mais enfin des aristocraties qui n’ont pas toute la réalité des aristocraties véritables, et elles existent au sein des démocraties les plus déclarées. C’est d’abord la classe riche, quelle que soit son origine. La classe riche a quelques-uns des caractères de l’aristocratie : elle est différente de la masse par ses habitudes de vie ; elle peut s’en distinguer par des différences d’éducation ; elle se groupe instinctivement par la communauté de ses habitudes de vie ; elle exerce sur la masse une certaine influence. Elle est une manière d’aristocratie, et c’est bien pourquoi la démocratie extrême tient essentiellement à la détruire. Seulement elle est une aristocratie essentiellement sans prestige et à laquelle manque précisément ce qui fonde et ce qui soutient l’aristocratie véritable, le respect de la part du peuple. La classe riche est enviée et crainte ; enviée, il est inutile de dire pourquoi ; crainte, parce qu’elle a en main une force qui peut faire fléchir en sa faveur et au détriment de l’homme du peuple la police, l’administration, la magistrature et la loi. Elle est donc enviée et crainte ; mais c’est là tous les sentiments qu’elle inspire ; elle n’est pas respectée, le peuple n’est pas fier d’elle ; elle n’a donc pas d’autorité ; elle n’a qu’une influence indirecte ; elle a une influence en raison de la peur qu’elle inspire ; mais l’influence qui est en raison de l’intimidation est négative. Cette influence-là préserve, elle n’agit pas ; elle empêche qu’on ne fasse quelque chose contre vous ; elle n’obtient pas qu’on fasse pour vous quelque chose. Un membre de la classe riche peut dire à peu près : « On ne peut rien contre moi ; mais je ne peux rien. » La ploutocratie est socialement une aristocratie invulnérable et impuissante. Ce n’est qu’une demi-aristocratie.
C’est pour cela qu’elle fait tant d’efforts, quelquefois pour s’attribuer le privilège de vote et de délibération dans les affaires politiques (système censitaire) ; toujours pour peser par son concours financier dans les élections, de manière à revenir indirectement au système censitaire. Et cela même fait qu’elle n’est pas exactement la demi-aristocratie que je disais tout à l’heure, une aristocratie invulnérable et impuissante. Elle est quelque chose de plus. Même, si elle se concertait, elle serait plus que quelque chose de plus. Mais elle n’a pas les mêmes raisons de se concerter et de se donner de la cohésion que l’aristocratie de naissance ; elle n’est pas depuis des siècles soudée et cimentée par la communauté d’origine et par de multiples alliances. Tout au plus (et cela s’aperçoit), quand une partie de cette classe riche se trouve avoir une communauté d’origine plus ou moins authentique et être boulonnée par des alliances consanguines, cette partie de la classe riche prend figure d’aristocratie, comme il est très naturel, et ne laisse pas d’avoir dans le pays plus que de l’influence. Mais encore, même quand la force de cohésion existe dans une ploutocratie, le penchant populaire, le sentiment populaire s’attachant à une aristocratie nationale et historique lui manquera toujours, et c’est-à-dire que lui manquera toujours l’essentiel. A un certain égard, même, la foule ici ne se trompe pas, non seulement à son point de vue, mais même sur le fond des choses, parce que la richesse inintelligente, au moins celle-ci, fausse les idées publiques, répand une idée qui est erronée et dangereuse ; elle répand l’idée que la richesse est une valeur, est la première des valeurs, ce qui est faux et ce qui, donnant le désir furieux d’acquérir cette première des valeurs, est socialement dangereux. Nietzsche dit là-dessus de fort bonnes choses : « Danger dans la richesse [il y a un danger dans la richesse] : Seul devrait posséder celui qui a de l’esprit ; autrement la fortune est un péril public. Car celui qui possède, lorsqu’il ne s’entend pas à utiliser les loisirs que lui donne la fortune, continuera toujours à vouloir acquérir du bien : cette aspiration sera son amusement, sa ruse de guerre dans la lutte contre l’ennui. C’est ainsi que la modeste aisance qui suffirait à l’homme intellectuel se transforme [pour l’homme amoureux de l’argent] en véritable richesse, résultat trompeur de dépendance et de pauvreté intellectuelles. Cependant le riche apparaît tout autrement que pourrait le faire attendre son origine misérable ; car il peut prendre le masque de la culture et de l’art. Il peut acheter ce masque. Par là il éveille l’envie des pauvres et des illettrés, qui jalousent toujours, en somme, l’éducation et qui ne voient pas que celle-ci n’est qu’un masque et il prépare ainsi peu à peu un bouleversement social. Car la brutalité, sous un vernis de luxe, de vantardise histrionesque, par quoi le riche fait étalage de ses prétendues jouissances de civilisé, évoque chez le pauvre l’idée que « l’argent seul importe », tandis qu’en réalité si l’argent importe quelque peu, l’esprit importe bien davantage.
Cette confusion, très bien observée par Nietzsche, entre l’aristocratie de l’argent et l’aristocratie de l’art et du talent, cette confusion faite très innocemment par la foule ; ajoutez cette idée qu’elle a — beaucoup moins erronée du reste — que les artistes, les hommes de lettres, les poètes, les hommes de tous les arts, travaillent simplement pour cette classe riche, pour lui plaire, pour être récompensé par elle et pour y pénétrer ; tout cela fait rentrer, à ses yeux, la classe intellectuelle dans la classe ploutocratique ; fait qu’en son esprit ces deux classes se confondent et, même sans « préparer un bouleversement social », confirment la foule dans son animadversion à l’égard de toute aristocratie.
Dans tous les pays, mais particulièrement dans les pays centralisés, une autre aristocratie de second ordre se forme toujours, c’est à savoir l’administration, le corps des fonctionnaires.
Le corps des fonctionnaires a une certaine cohésion ; il a des affinités électives très naturelles, puisqu’il s’occupe des mêmes choses à différents points de vue ; il ne laisse pas d’être héréditaire, les fils ayant le plus grand intérêt à suivre la carrière de leurs pères, ce qui ne fait pas qu’ils la suivent toujours, mais ce qui fait qu’ils la suivent souvent ; les membres de ce corps ont une éducation spéciale, la même à peu près, intermédiaire entre l’éducation primaire et l’éducation supérieure ; enfin ils ont de l’autorité sur la masse de la nation. Ils forment donc une manière d’aristocratie.
Cela est si vrai que, comme toute aristocratie qui n’est pas le gouvernement lui-même, ils forment frein, obstacle et borne du côté du gouvernement ; ils l’arrêtent, ils le gênent et ils rectifient son action. Dans les pays où le gouvernement change souvent, c’est eux qui, ne changeant pas, ne changeant guère ou changeant lentement parce qu’ils ne sont pas remplaçables en un tourne-main, maintiennent une certaine unité et une certaine stabilité sociales à travers les péripéties politiques. Ce sont bien là les caractères et c’est bien là le rôle d’une aristocratie ; le corps des fonctionnaires est une aristocratie de second ordre, analogue aux chevaliers dans l’empire romain, plus caractérisée, plus importante et plus considérable que l’ordre des chevaliers romains.
Il y a même ceci d’intéressant que dans les pays où la démocratie absolue, c’est-à-dire le collectivisme, s’établirait, il resterait une aristocratie, ce serait celle des administrateurs, distributeurs du travail, inspecteurs du travail et distributeurs des aliments ; il resterait cette aristocratie, et plus nombreuse que jamais, et plus forte que jamais ; car étant donnée la science très compliquée qu’il faudrait qu’elle eût, elle serait encore moins remplaçable à main levée que celle d’aujourd’hui.
Le corps des fonctionnaires est donc une aristocratie très réelle, et qui peut devenir une aristocratie de plus en plus solide et de plus en plus active.
Je n’ai pas besoin de dire qu’à elle comme à la précédente manque le viatique même d’une aristocratie véritable, d’une pleine aristocratie, à savoir l’assentiment populaire, la complicité aristocratique du peuple.
Dans les pays de système parlementaire, le personnel politique fait encore une aristocratie très nette.
Dans les pays de système parlementaire, un très petit nombre seulement de citoyens ayant le temps et le goût de s’occuper constamment de politique, ce petit nombre forme une classe de la nation, d’éducation à peu près pareille, à savoir élémentaire, d’affinités naturelles, de commerce journalier. Cette classe fait sortir d’elle-même un certain nombre de chefs qu’elle fait nommer aux élections, qui deviennent représentants de la nation, qui sont à très peu près toujours les mêmes, que leurs fils, gendres et neveux remplacent et qui gouvernent le pays. Ces représentants de la nation sont très proprement une aristocratie. Le gouvernement parlementaire, quelque suffrage universel qu’il y ait, est un gouvernement essentiellement aristocratique, et c’est pour cela que les démocrates radicaux sont très énergiquement pour l’abolition du système parlementaire.
Cette aristocratie, comme dans tous les pays où il y en a plusieurs, gêne considérablement les autres, ne pouvant, naturellement, en supporter aucune autre.
Elle gêne la ploutocratie qu’elle veut appauvrir, ou qu’elle veut plier à ses desseins et prendre comme auxiliaire ; et tantôt elle négocie avec elle, tantôt elle prend des mesures pour l’affaiblir en la dépouillant ; toujours elle la surveille et la gêne.
Elle met à la torture l’administration dans le domaine de qui elle s’ingère et à laquelle elle veut toujours se substituer. « Administrez ; mais comme nous entendrons que vous administriez ; et que toutes vos mesures, toutes vos modifications, toutes vos démarches et toutes vos nominations soient inspirées par nous et dirigées en vue de nos intérêts. »
Cette aristocratie n’est ni aimée, ni respectée, ni haïe, ni méprisée du peuple. Sauf certains sursauts amenés par des circonstances exceptionnelles, elle lui est indifférente. On la considère comme un expédient. Au fond, le désir d’en être débarrassé et de faire ses affaires directement, mêlé de la crainte de ne pas pouvoir les faire, de la crainte aussi de remplacer une aristocratie par le despotisme, domine dans l’esprit du peuple aux pays du système parlementaire.
Jusque dans les pays les plus éloignés des sociétés primitives, le régime même des castes a laissé des traces et des héritages, soit par l’effet d’une nécessité matérielle, soit par l’effet d’une nécessité morale, et ces héritages des castes sont encore des manières d’aristocraties.
L’armée permanente est une aristocratie, et là où il n’y a pas d’armée à proprement parler permanente, le corps des officiers est une aristocratie. Il a une éducation toute spéciale, une cohésion très énergique, des traditions, un caractère et une mentalité toutes particulières et qui font de lui presque une personne collective ; comme l’administration, davantage peut-être, il est en partie héréditaire. Dans les pays où il prendrait sur les troupes, même passant un temps court sous ses ordres, une grande autorité et un grand ascendant, il serait maître du pays, ce qui fait que les démocraties ont à son égard une défiance invincible et se persuaderont toujours que la guerre ne peut avoir lieu, que l’ère de la guerre est close, pour s’autoriser à limiter ou à abolir cette aristocratie menaçante.
La vérité est que les sociétés n’ayant été créées que par la guerre, si la guerre disparaît, les sociétés distinctes disparaîtront très vite après elle ; mais que, tant que les sociétés dureront, comme elles n’existent qu’en prévision de la guerre, les armées, avec, comme élément permanent, le corps des officiers, leur seront absolument nécessaires. L’utopie qui pourrait à la rigueur se réaliser, c’est le genre humain sans sociétés distinctes ; la chimère pure, c’est les armées disparaissant et les sociétés ne laissant pas de subsister.
Le clergé aussi est une aristocratie. Il a une éducation toute spéciale, une cohésion extrêmement énergique, plus que des traditions, un dogme traditionnel, un caractère et une mentalité toutes particulières, qui font de lui presque tout à fait une personne collective. Il ressemble trait pour trait à l’armée. Il est même héréditaire en grande partie dans les pays où les prêtres se marient, et, dans les autres, il est héréditaire d’une certaine sorte ; il pratique une hérédité d’adoption qui a les mêmes effets que l’hérédité naturelle. Il a éminemment le caractère aristocratique.
Il l’a d’autant plus, naturellement, qu’il est séparé de l’État, c’est-à-dire du gouvernement. Fonctionnaires, les prêtres forment une aristocratie subordonnée, comme l’administration et l’armée, ils sont un de ces « corps intermédiaires dépendants » dont parlait Montesquieu ; non fonctionnaires, ils sont purement et simplement un corps autonome ayant autant de cohésion, mais n’ayant plus d’attaches du côté du gouvernement ; ils sont une aristocratie indépendante. Toute séparation de l’Église et de l’État est une mesure essentiellement aristocratique. La tendance des peuples modernes à la séparation de l’Église et de l’État est une régression, que je suis du reste très loin de blâmer, mais qui va tout à fait à l’encontre des tendances démocratiques.
Faut-il en conclure que les nations démocratiques qui ont fait cette séparation reviendront à l’union de l’État et de l’Église ? Non, mais que, rencontrant l’Église comme corps aristocratique et plus aristocratique que jamais, ils prendront des mesures à la détruire radicalement.
Il existe enfin des… le mot manque un peu… ce que j’appellerai des faits aristocratiques ; qui ne sont pas des aristocraties, puisqu’ils ne sont pas des corps et tout au contraire ; qui n’ont pas la cohésion, l’hérédité, les traditions, les affinités, rien de tout cela ; mais que le peuple reconnaît parfaitement, non sans quelque raison, comme éléments aristocratiques, comme quelque chose qui sent l’aristocratie. Ce sont les hommes supérieurs.
Les hommes supérieurs sont des faits aristocratiques, par cela seul qu’ils sont supérieurs à la moyenne. Ils sont nés directeurs, ils sont nés chefs. Le peuple sait cela et, selon les temps, il les adopte, les exalte et les divinise ; ou les craint, les hait, les refoule et les réprime. Le premier temps est celui du culte des héros ; le second temps est celui du culte de la médiocrité. Ils ont chacun leur raison d’être. A la vérité, les hommes supérieurs ne sont pas très dangereux, puisque par leur supériorité même, qui n’est pas du tout celle d’une caste ou d’une classe dirigeante, qui est essentiellement individuelle, ils ne peuvent pas faire corps, ni même faisceau, et sont presque radicalement séparés les uns des autres. Ils s’essayent, sans doute, à se grouper ; le groupement est naturel aux hommes, n’eussent-ils d’autre affinité que de ne pas avoir d’affinités, et ne fussent-ils semblables qu’en ceci qu’ils sont plusieurs à ne ressembler à personne, ce qui est encore une similitude ; ils s’y essayent donc ; ils fondent des académies, des sociétés, des « encyclopédies » ; mais ils ne s’entendent jamais beaucoup ; leurs corporations ne sont guère que pour la cérémonie, du reste agréables, et leurs « encyclopédies » durent peu et meurent après une existence traversée de discordes. Jamais ils ne forment une aristocratie.
Ils ne sont donc pas dangereux mais le peuple, aux temps de culte de la médiocrité, les voit comme pouvant faire une aristocratie ; il les regarde comme une aristocratie en puissance, qui ne laisserait pas d’être gênante si elle parvenait à être, qui, en tout cas, serait d’une bienveillance un peu dédaigneuse et il a pour eux une défiance mêlée d’intérêt, mais qui est insurmontable.
Tous ces résidus aristocratiques, comme aurait dit Auguste Comte, sont destinés à subsister plus ou moins longtemps ; mais ce qui me paraît certain, c’est qu’il existera toujours une aristocratie quelconque, ne fût-ce que celle de l’administration du travail et de l’alimentation que nous prévoyions plus haut et qui exigerait encore le maintien et même un singulier agrandissement de l’École Polytechnique. Les aristocraties se succèdent, mais l’aristocratisme est éternel. Seulement l’esprit démocratique le rapproche asymptotiquement, le rapproche de plus en plus, du régime démocratique pur.
Par exemple, si cela doit arriver, quand il n’y aura d’autre aristocratie que l’administration du travail et de l’alimentation, il y aura encore une aristocratie, mais un minimum d’aristocratie ; le peuple n’obéira plus à des législateurs, à des chefs militaires, à des consuls, etc. ; il n’obéira plus, comme les naturels du Paraguay à leurs jésuites, qu’à des piqueurs et à des distributeurs de vivres. En dehors de cela, il se sentira dans un régime d’exacte, de précise, de parfaite égalité. Montesquieu a très bien vu cela : « Le Paraguay peut nous fournir un autre exemple [de législation communautaire]… Ceux qui voudront faire des institutions pareilles établiront la communauté des biens… et la cité faisant le commerce et non pas les citoyens, ils donneront nos arts sans notre luxe et nos besoins sans nos désirs. Ils proscriront l’argent, dont l’effet est de grossir la fortune des hommes au delà des bornes que la nature y avait mises, d’apprendre à conserver inutilement ce qu’on a ramassé de même, de multiplier à l’infini les désirs et de suppléer à la nature qui nous avait donné des moyens très bornés d’irriter nos passions et de nous corrompre les uns les autres. »
Voilà la vraie démocratie, voilà l’égalité réelle, aussi réelle qu’elle peut l’être, c’est-à-dire incomplète encore, mais ne comportant et n’admettant qu’un minimum inévitable d’inégalité. Qu’est-ce donc en soi que la démocratie, puisque j’essaye de définir l’instinct aristocratique et que l’on définit bien par les contraires et que l’on ne définit nettement que par les contraires ? Montesquieu me paraît s’être trompé, à demi, du reste, en prenant pour la corruption de la démocratie ce qui en est, ce me semble, le principe. Il dit : « Le principe de la démocratie se corrompt, non seulement lorsqu’on perd l’esprit d’égalité, mais encore quand on prend l’esprit d’égalité extrême et que chacun veut être l’égal de ceux qu’il choisit pour commander. Pour lors, le peuple, ne pouvant souffrir le pouvoir même qu’il confie, veut tout faire par lui-même, délibérer pour le Sénat, exécuter pour les magistrats et dépouiller tous les juges… Le peuple voulant faire les fonctions des magistrats, on ne les respecte plus ; les délibérations du Sénat n’ont plus de poids ; on n’a donc plus d’égard pour les sénateurs ni par conséquent pour les vieillards ; que si l’on n’a plus de respect pour les vieillards on n’en aura pas non plus pour les pères ; les maris ne méritent pas plus de déférence, ni les maîtres de soumission. Tout le monde parviendra à aimer ce libertinage ; les femmes, les esclaves, les enfants, n’auront de soumission pour personne ; il n’y aura plus de mœurs, plus d’amour de l’ordre, enfin plus de vertu. »
Il me semble que ce qui est pour Montesquieu la définition de la démocratie corrompue est la définition de la démocratie même. Le démocratisme c’est le désir d’être égal à qui que ce soit dans la cité, ou je ne vois pas trop ce qu’il serait. Le démocratisme, c’est le désir, dans le peuple, de tout faire par soi-même et de ne point reconnaître au-dessus de lui des gens, quels qu’ils soient, qui prétendent faire à sa place et faire mieux qu’il ne ferait. Montesquieu, en un autre endroit, parle de ses chers Romains qui, ayant, plébéiens, conquis le droit d’accession à toutes les magistratures, continuèrent pendant très longtemps à n’y nommer que des patriciens. Voilà la démocratie non corrompue, dirait Montesquieu. Je dis simplement que ces plébéiens-là n’étaient pas démocrates, puisque, en pleine démocratie légale, ils étaient dominés par l’instinct aristocratique jusqu’à maintenir de fait l’aristocratie. Le démocratisme commence et non entre en décadence à vouloir l’égalité et vouloir que le peuple fasse tout par lui-même (par tel procédé ou par tel autre).
La démocratie est donc, tout d’abord, l’apothéose de l’incompétence ; le démocratisme est le culte des zéros.
Voltaire, qui du reste est un des dieux de la démocratie, tant il est vrai que le monde est une des sept cents comédies dont s’amuse l’Éternel, comme disent les Védas, Voltaire disait : « Quand la populace se mêle de raisonner, tout est perdu » ; et : « Il ne s’agit point de rétablir la constitution athénienne ; je n’aime pas le gouvernement de la canaille. » Il voulait dire : le peuple croit pouvoir raisonner ; quand il s’en mêle tout est perdu, parce que, à des raisonnements éclairés de quelque savoir se substituent des raisonnements qui sont tout d’instinct et de sentiment. L’instinct démocratique consiste à vouloir remplacer ceux qui savent quelque chose par ceux qui ne savent rien, précisément parce qu’ils ne savent rien et parce que, dès lors, ce qu’ils sentent ne peut pas être contrarié par ce qu’ils savent. L’incompétence est considérée comme une pureté, et l’ignorant n’est pas intronisé malgré son ignorance, mais à cause et en honneur de son ignorance même.
Rien n’éclaire mieux là-dessus que le contraire même de ceci, à savoir le rêve un peu ingénu d’un aristocrate radical. Nietzsche rêve ceci : « De la domination des compétences. — Il est facile, ridiculement facile, d’élaborer un modèle pour le choix d’un corps législatif. Il faudrait d’abord mettre à part dans un pays les hommes, du reste loyaux et dignes de confiance, qui seraient maîtres connaisseurs en certaines choses et reconnaîtraient réciproquement leurs capacités [déjà cooptation]. Dans l’assemblée formée de ces hommes-ci, il faudrait faire un choix plus restreint qui déterminerait les spécialités et les compétences de premier ordre dans chaque ordre de connaissance, et ce choix se ferait par l’estime et la garantie mutuelle [seconde cooptation]. Le corps législatif ainsi composé, les voix et décisions de chaque homme spécialement compétent devraient seules décider dans chaque question particulière, et l’honorabilité de tous les autres devrait être assez grande pour que, ne fût-ce que par simple convenance, ils abandonnassent la décision à ceux-ci sur cette question spéciale. De sorte que, strictement, la loi [en chaque espèce] naîtrait de la décision des plus raisonnables… Mais si, comme je l’ai dit, il est facile, ridiculement facile d’élaborer une pareille construction, il n’y a pas de puissance assez forte sur la terre pour la réaliser, — à moins que la croyance en l’utilité supérieure de la science ne devienne évidente, même pour le plus malveillant, et que l’on ne préfère cette croyance en la foi au nombre. C’est dans le sens de cet avenir qu’il faut dire : « Respect pour l’homme compétent et à bas tous les partis ! »
Voilà qui est précisément le contraire de ce que pense l’instinct démocratique. Il pense que la compétence résoudrait les questions dans le sens de la raison (relativement, humainement) ; que « la loi naîtrait de la décision du plus raisonnable », et c’est devant quoi il recule avec horreur, sur cette considération qu’à agir ainsi jamais une loi ne serait l’expression d’une passion, chose qu’il ne peut pas même envisager de sang-froid.
Car là est le point. On se demande toujours pourquoi, dans les temps démocratiques, le peuple a horreur de la compétence, n’a qu’un principe, à savoir que les affaires ne doivent être traitées que par ceux qui ne les connaissent pas, à l’exclusion de ceux qui les connaissent. On dit : la démocratie est le culte des nullités. Soit ; mais encore pourquoi l’est-elle ? — Mais, parce que savoir quelque chose sur une question, je ne dis pas ôte la passion, mais diminue la passion avec laquelle on la traite ; ce qui est précisément ce dont le démocratisme ne veut pas, voulant que la loi soit l’expression des diverses passions qui l’animent.
Leibniz remarquait qu’il était très difficile qu’un homme intelligent entrât dans un gouvernement monarchique. Il avait raison s’il parlait de monarchie absolue, un monarque absolu répugnant, sauf s’il est très intelligent lui-même, (et encore !) à un ministre intelligent qui contrariera très probablement ses penchants. Or, n’y ayant rien qui soit plus semblable au despotisme personnel que le despotisme populaire, la remarque de Leibniz s’applique à la démocratie, qui n’admet pas qu’un de ses ministres ait une opinion à lui, qui veut que ceux qui sollicitent ses suffrages lui disent, comme le candidat de la comédie : « Tout ce que vous voulez, je le veux encore plus que vous » ; qui veut qu’ils lui disent, comme M. Henry Maret en 1878 : « Mon concurrent vous dira : « Voilà ce que je veux » ; moi, je vous dis : « Qu’est-ce que vous voulez ? » ; et qui a toujours peur que de savoir quelque chose cela n’amène à avoir une opinion personnelle.
Le peuple, aux temps démocratiques, ne veut avoir pour ministres que des simples d’esprit ou des simples d’esprit volontaires, se fiant du reste plus à ceux-là qu’à ceux-ci, parce que ceux-là sont plus sûrs, comme le montre précisément le petit exemple cité plus haut, M. Maret s’étant lassé assez vite de vouloir ce que tout le monde voulait.
On a dit que le sentiment aristocratique, quand il est éprouvé par le peuple, est le sentiment confus qu’on n’est qu’un imbécile. Ce n’est pas faux ; mais ce qui me semble encore plus vrai c’est qu’aux temps démocratiques le sentiment démocratique est le sentiment qu’on est un imbécile et qu’à cause de cela tout le monde doit l’être, ut fiat æqualitas.
La démocratie est aussi — et ce n’est qu’un autre aspect du même sentiment — le goût de l’égalité réelle, c’est-à-dire le goût du nivellement des conditions ; c’est pour cela qu’elle veut tout faire par elle-même, qu’elle ne veut pas de chefs, même élus par elle et continuellement révocables par elle, parce qu’encore ils sont des chefs tant qu’elle ne les a pas révoqués ; elle ne veut que des délégués à mandat impératif, c’est-à-dire des commissionnaires.
Qu’elle ne veuille pas de chefs, cela signifie qu’elle a perdu la notion de la hiérarchie et de la discipline, c’est-à-dire la notion que la patrie est un camp, et c’est-à-dire la notion de la patrie ; car la patrie est toujours un camp, n’est jamais autre chose, et quand on dit : « Ce qui faisait la vertu romaine, c’était Annibal aux portes de Rome » ; il faut toujours ajouter : « Annibal est toujours aux portes de Rome. » Le démocratisme, le plébéianisme, n’est pas autre chose que l’oubli de la patrie, ou tout au moins, et cela pratiquement revient au même, la méconnaissance de ce qu’elle est, c’est-à-dire une armée.
Et ici j’ai bien l’air d’être en contradiction avec Montesquieu, car si, selon ses définitions, « la vertu politique » est « l’amour de la patrie » et si je tiens pour principe de la démocratie l’oubli de la patrie, c’est-à-dire le vice politique, je suis en contradiction avec lui, qui affirme que le principe des républiques c’est la vertu politique.
Il n’y a qu’une contradiction apparente. Montesquieu veut dire, et tous ses textes le prouvent, qu’il faut que la vertu soit le principe des républiques, que la vertu doit être le principe des républiques, que si les républiques n’ont pas ce principe elles n’en ont pas, n’ont rien qui les soutienne et doivent périr. Et cela est bien évident, car les républiques, démocratiques surtout, puisqu’elles s’ôtent tout autre principe (crainte, obéissance, « honneur »), sont bien forcées de posséder d’autant plus le principe de la vertu politique, sans quoi elles ne sont plus rien du tout. Mais il ne dit point qu’en fait les républiques aient toujours ce principe. Et je dis qu’en fait les républiques démocratiques ne l’ont jamais si elles sont véritablement démocratiques et que, quand elles l’ont, démocratiques elles ne le sont point.
Qu’une république, par « vertu politique », par amour de la patrie, nomme toujours pour ses magistrats les hommes les plus compétents et les plus intègres ; qu’elle conserve très énergiquement les traditions ; qu’elle ait un culte pour son armée et qu’elle la considère comme son âme ; qu’elle ait des institutions conservatrices de tout ce qui a fait la grandeur du pays, avec la conviction que ce qui a fait cette grandeur la doit faire encore, la patrie, comme l’humanité, « se composant de plus de morts que de vivants » et vivant surtout de l’esprit des morts ; qu’elle se soucie beaucoup plus de la liberté que de l’égalité, la liberté mettant chaque individu dans toute sa valeur, de quoi la patrie fait son profit et l’égalité diminuant les forts sans augmenter les faibles, d’où résulte pour la patrie une perte sèche ; que la foule n’y veuille pas faire tout par elle-même, mais assigne à des corps compétents, qu’elle laisse libres, le soin de régler dans l’intérêt de tous, chacun les affaires où il se connaît et qu’il peut traiter selon le savoir et non selon la passion ou le caprice ; qui dira que cette république est démocratique et qui ne dira que cette république est la plus idéalement aristocratique de l’univers ?
Et maintenant, pour démêler encore mieux peut-être ce que c’est que l’instinct aristocratique, demandons-nous comment une nation passe de l’instinct aristocratique à l’instinct contraire.
Par une suite de transitions qui sont toujours à peu près les mêmes. L’idée de patrie s’efface. Comment ? Par la trop grande victoire ou la trop grande défaite. Comment voudrait-on que le Romain sentît la patrie présente et proche et le touchant, lui la touchant aussi, quand l’ennemi est un Parthe qui est à cinq cents lieues et un Breton qui n’est guère plus près ? — Et comment voudrait-on que le Grec, conquis par le Macédonien, conquis par le Romain, écrasé par ces colosses, eût de la patrie autre chose qu’une idée vague ? — Et, d’autre part, quelquefois, un peuple non conquis, mais blessé grièvement, pour ne pas songer à un effort surhumain qu’il faudrait faire, se persuade qu’on ne l’achèvera pas, qu’il n’est plus menacé parce qu’il ne menace plus personne ; que, du reste, l’ère des guerres est finie, qu’il fondera la paix universelle en la prêchant ; et, se donnant ces raisons, il vit comme si la guerre avait disparu du monde, auquel cas il est très vrai que la patrie serait inutile et que l’on pourrait par conséquent vivre en pur régime démocratique.
La disparition ou l’affaiblissement des religions, entraînant en partie la disparition de la morale, puisque la religion est la forme que le peuple donne à la morale et puisque la morale ne lui est presque accessible que sous cette forme, ôte ces sentiments d’abnégation, « de préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre »[7], de « renoncement à soi-même »[8], qui sont les éléments mêmes de la vertu politique[9] et laissent toute sa libre carrière à l’envie et à la jalousie, ces parties honteuses de l’âme, comme dit Nietzsche, qui peuvent tant qu’elles voudront se déguiser par pudeur en amour de l’égalité et en amour de la justice.
[7] Montesquieu.
[8] Id.
[9] Cet excellent Claude Dupin, qu’il faut honorer, non seulement comme bisaïeul de George Sand, mais comme mari de la protectrice de Rousseau et comme fort bon économiste, fait cette remarque sur ces mots de Montesquieu : « Cette vertu, que Montesquieu va définir : « l’amour de la patrie », n’est point un renoncement à soi-même. Au contraire, loin de porter l’homme à l’abnégation de ses intérêts, elle lui donne un extrême désir de voir l’État florissant et tranquille. Dans cette prospérité et cette tranquillité publique le citoyen trouve à la fois sa tranquillité particulière, son indépendance, la possession et la jouissance paisible de ses biens, l’espérance de les augmenter par la liberté du commerce et celle d’être élevé à de plus hautes dignités. » — Fort bien ; mais comme la plupart du temps, ce que la vertu politique, ce que l’amour de la patrie demande au citoyen, c’est une mise de fonds — je parle à un économiste — dont ses arrière-neveux seulement recueilleront le bénéfice, c’est parfaitement une grande abnégation et un grand renoncement à soi-même, ou une considération de ses arrière-neveux et des arrière-neveux des autres, qui est précisément amour de la patrie et abnégation en sa faveur, qu’il faut au citoyen pour consentir les sacrifices que la vertu politique lui demande. Claude Dupin n’est pas seulement peu idéaliste, il est un peu myope. Je dis cela en passant pour faire comprendre les rapports qu’il y a entre la religion et la patrie et aussi pourquoi le peu religieux Montesquieu a été jusqu’à dire : « Les principes du christianisme, bien gravés dans le cœur, seraient infiniment plus forts que ce faux honneur des monarchies, ces vertus humaines des républiques et cette crainte servile des États despotiques. »
Quelquefois aussi la prospérité commerciale et industrielle amenant la richesse et la richesse ne produisant pas d’autres sentiments, chez ceux qui ne la possèdent pas et même chez ceux qui la possèdent, que le désir de l’acquérir, ce mobile l’emporte sur tous les autres, et dès qu’il l’emporte il n’y a plus de place dans les âmes pour l’abnégation, le renoncement et autres vertus républicaines, lesquelles disparues il ne reste que le combat pour la vie entre citoyens.
L’ambition aussi, militaire ou autre, contribue beaucoup à faire passer une nation de l’état d’âme aristocratique à l’état d’esprit démocratique. L’ambition est la chose du monde la plus favorable et la plus défavorable à l’agrandissement de la patrie. Quand elle est volonté de puissance, elle tire de l’individu tout ce qui est en lui et, pour ainsi dire, un peu plus et en fait une cellule sociale d’une richesse extraordinaire, d’où il suit que l’ambition sous cette forme est un immense bienfait pour la société et un devoir pour l’individu. Quand elle est avidité de jouissances ou exigence de la vanité, elle ne développe plus les facultés utiles et nobles de l’homme, mais seulement ses facultés industrielles. Elle s’accommode de l’intrigue, de la courtisanerie, du charlatanisme, des compromissions, des transactions, des marchés, des fourberies, des escroqueries qui échappent à la loi, de tout ce qu’on peut appeler les brigandages sociaux.
Or, de ces deux ambitions, la première s’ajuste bien au régime aristocratique, la seconde a besoin, soit du régime monarchique, soit du régime démocratique. La première consistant en ceci : un homme de la classe noble veut gouverner ; un homme de la classe plébéienne veut entrer dans la classe noble ; est à son aise dans le régime aristocratique, parce qu’on ne gouverne jamais seul et qu’il faut, pour gouverner, s’associer des compagnons de gouvernement et des instruments de gouvernement qu’on ne trouve jamais que dans une classe dressée aux affaires et qui les connaisse pour ainsi dire héréditairement, οἴκοθεν; parce que l’homme du peuple qui veut participer au gouvernement, entrer dans la classe des gouvernants, ne le peut honnêtement, méritoirement et utilement, que quand il se fait juger, non par la foule qui ne connaît rien aux affaires, mais par une classe qui les connaît, qui s’aperçoit qu’il les connaît et qui l’adopte, ayant intérêt à l’adopter pour avoir une force de plus en elle et contre elle une force de moins.
Quelques mois avant sa mort, Thiers croyait revenir au pouvoir et s’y maintenir de nombreuses années ; c’est « très humain ».
« Et Gambetta ? lui dit-on.
— Je prends Gambetta. Je lui donnerai un ministère.
— Lequel ?
— Les affaires étrangères.
— Hé !
— Oui. Il connaît la France. Il ne la connaît pas mal. Mais il ne connaît pas l’Europe, et il aura besoin de moi pour la connaître. Je la lui apprendrai. »
Ceci est l’image même d’une aristocratie adoptant un homme nouveau.
Quant à l’ambition qui est désir de jouissance ou exigence de vanité, elle ne s’accommode que d’une monarchie ou d’une démocratie, parce que c’est là que ses moyens, intrigue, courtisanerie, charlatanisme, fourberie, sont de mise et portent fruit. Montesquieu remarque très judicieusement que l’ambition personnelle est pernicieuse dans une république et a de bons effets dans une monarchie, en ce sens qu’elle donne la vie à ce gouvernement, sans y être dangereuse, parce qu’elle y peut être sans cesse réprimée. Il est vrai ; mais si l’ambition peut être en effet réprimée dans une monarchie forte, d’une part elle ne laisse pas d’y être dangereuse quand l’ambitieux plaît au prince, d’autre part la monarchie a justement ce défaut que l’ambition vulgaire y est comme chez elle, captant par de bas moyens la faveur souvent facile à séduire d’un seul homme ; et l’ambition supérieure y est gênée et réprimée, consistant à vouloir gouverner, ce qu’il est rare que le prince permette.
Que l’ambition vulgaire et funeste à l’État soit exactement dans les mêmes conditions de ses exercices et démarches dans la monarchie et la démocratie, c’est, je crois, ce que le fameux passage, un peu déclamatoire, mais au fond très juste, de Montesquieu sur « les cours » démontrera assez bien : « L’ambition dans l’oisiveté, la bassesse dans l’orgueil, le désir de s’enrichir sans travail, l’aversion pour la vérité, la flatterie, la trahison, la perfidie, l’abandon de tous ses engagements, le mépris des devoirs du citoyen, la crainte de la vertu du prince, l’espérance de ses faiblesses… forment, je crois, le caractère du plus grand nombre des courtisans, marqué dans tous les lieux et dans tous les temps. »
Rien de plus exact ; mais remplacez le mot prince par le mot peuple, relisez tout le passage et voyez si tous les mots, littéralement, ne s’appliquent pas aux courtisans de la démocratie aussi bien qu’aux courtisans de la monarchie et même peut-être un peu plus ? Mutato nomine de te fabula narratur. L’ambitieux vulgaire, l’ambitieux de titres et d’argent, a donc besoin de la monarchie ou de la démocratie ; il a besoin de Τύραννος ou de Δῆμος, et ce n’est que l’aréopage qui le gêne.
Donc, quand, dans un peuple, l’ambition malpropre, ou seulement l’ambition enfantine, par opposition à l’ambition virile, commence à se répandre, à gagner, à l’emporter sur l’autre, la gent ambitieuse vise, assez indifféremment, à la monarchie ou à la démocratie. C’est l’histoire des démagogues d’Athènes, des démagogues romains, démagogues d’abord, césariens ensuite, des démagogues français, jacobins d’abord, napoléoniens ensuite, c’est l’histoire universelle. De la valeur de l’ambition dépend ou l’aristocratisme ou le démocratisme et le monarchisme ; la dégradation de l’ambition incline les peuples à la démocratie ou à la monarchie absolue, fait passer, contribue à faire passer les peuples de l’état d’esprit aristocratique à l’état d’esprit contraire.
Une cause encore de ce passage, quelquefois brusque, de l’état aristocratique à l’état démocratique, est la disparition, dans un peuple, de la classe moyenne. La classe moyenne n’est pas seulement l’échelon intermédiaire entre la plèbe et la classe dirigeante. Elle est l’usine d’élaboration du plébéien ascendant à la classe haute. Elle ménage « l’étape » et fait que l’étape est fournie dans des conditions favorables et heureuses. Le fils, intelligent et de toutes façons bien doué, d’un plébéien a besoin de ne pas passer brusquement de la plèbe dans le patriciat, où il serait maladroit, malavisé, inexpérimenté et dépaysé. Il faut, ou que lui-même fasse un stage dans la classe moyenne pour s’y affiner, avant d’entrer dans la classe dirigeante, ou, et plus souvent, que son fils seulement, après le stage fait par son père, pénètre dans la classe supérieure. La classe intermédiaire est le laminoir de la plèbe se dirigeant vers le patriciat. Il faut donc qu’elle existe. Elle a une importance sociale considérable et comme une mission sociale de premier ordre. Or, il arrive qu’elle disparaît. C’est même très facile et par conséquent très fréquent. L’encombrement des carrières qui lui sont réservées, les difficultés, en conséquence, de la vie, les mariages tardifs, le peu de postérité, diminuent l’importance numérique de la classe moyenne. Elle disparaît ou plutôt se renouvelle, par l’accession de la plèbe, mais si rapidement, qu’elle n’est plus une classe, qu’elle n’est plus constituée et stable, qu’elle n’est plus conservatrice de traditions, de mœurs, de coutumes, d’idées générales, de préjugés, si l’on veut, qui lui soient propres ; elle n’est plus qu’une plèbe dégrossie. Alors l’aristocratie se trouve directement et sans intermédiaire en contact avec la plèbe ; alors la difficulté, pour la plèbe, d’entrer dans le patriciat est plus grande ; car l’étape régulière raccourcit les distances, bien loin qu’elle les augmente ; et l’aristocratie, qui puisait ses recrues dans le plébéianisme affiné, hésite, non sans quelque raison, à les puiser dans cette classe intermédiaire qui n’est plus que le plébéianisme brut, ou peu s’en faut, et le jeu naturel, si salutaire, de l’ascension et de la cooptation est détruit. Une des causes du brusque passage, à Rome, de l’aristocratie à la démocratie césarienne, est qu’il n’y a jamais eu à Rome de classe moyenne nombreuse, considérable et solidement constituée.
Une cause encore, et peut-être la plus importante, de ce passage est l’infiltration des peuples étrangers dans une nation. Si, par suite soit de l’abaissement de la natalité, soit de la nonchalance des citoyens, le peuple A est insensiblement pénétré par un très grand nombre d’individus du peuple B, il se produit une invasion pacifique, une invasion à l’amiable, beaucoup plus dangereuse que l’invasion guerrière et torrentielle. Le peuple A est encombré de métèques qui affaiblissent en lui le sentiment national. Il faut bien s’entendre. Le métèque n’est point l’ennemi du peuple qui l’a adopté. Souvent même il l’aime. Mais il l’aime d’une manière qui n’est pas favorable à la grandeur, à la force de ce pays. Il l’aime parce qu’il s’y trouve bien. Il le tient pour sa patrie dans le sens du proverbe : ubi bene, ibi patria. Or, c’est le contraire qui fait le vrai patriotisme. Le vrai patriote est celui qui dit : quamquam male, ibi patria, et qui regrette à l’étranger le malaise même qu’il éprouvait dans son pays. Le métèque, donc, aime sa nouvelle patrie, à condition qu’il y soit à l’aise. C’est lui qui sera très favorable à l’abolition du service militaire, aux impôts supportés uniquement par la classe riche, c’est-à-dire ne produisant presque rien, en un mot à toutes les mesures démocratiques, et qui se dérobera le plus possible à tous les sacrifices que le vrai patriote, que l’autochtone consent avec joie.
Cette infiltration de l’élément étranger dans un peuple fut la cause principale de la décadence d’Athènes, de la décadence de Rome. On a remarqué que l’empire romain ne fut pas conquis par les « barbares », qu’il se donna progressivement aux barbares, leur accordant des terres, les prenant comme soldats, comme Athènes prenait des mercenaires, les admettant à l’empire, lentement imbibé par eux, si bien que la conquête était faite quand l’invasion se déchaîna. Sans insister sur ceci qui est un peu en dehors de notre sujet, il paraît peu douteux aux historiens que dès le temps des guerres civiles, le grand nombre d’étrangers devenus citoyens romains avait changé l’esprit de la ville et fait de Rome une espèce d’Antioche ou de Corinthe. La ville mondiale sera toujours cosmopolite ; la ville cosmopolite ne se considérera jamais comme un camp ; la ville qui ne se considérera pas comme un camp sera toujours prête, soit à la démocratie, soit à la monarchie despotique.
Voilà d’où partent l’instinct démocratique et la démocratie elle-même. Où mènent-ils ?
Il faut remarquer d’abord que l’instinct démocratique développe extraordinairement vite ses conséquences, parce qu’il s’entraîne lui-même avec une extraordinaire rapidité. Dès qu’il domine, il est unanime. En effet, n’y ayant pour l’aristocrate lui-même, et pour le plus aristocrate des aristocrates, d’autre moyen d’être quelque chose que de plaire au peuple pénétré de sentiments démocratiques, ou ce sont tous les moyens démocratiques qu’il emploiera, flatteries, mercantilisme, surenchères, charlatanisme, et il ne fera que confirmer dans la nation l’état d’âme démocratique ; — ou il s’abstiendra, dira, comme Nietzsche, que s’occuper de politique est une « indécence » et deviendra un émigré à l’intérieur, c’est-à-dire ne comptera pour rien, non seulement comme influence, mais même comme unité dans l’État ; — et dans les deux cas la démocratie suivra son cours, de plus en plus précipité. Pour que l’aristocratie existe (et c’est un truism), il faut que le peuple surtout soit aristocrate.
Une fois que l’instinct démocratique s’est emparé de l’âme d’un peuple, il l’amène successivement à toutes les démarches qui peuvent et qui doivent dissoudre et pulvériser ce peuple même. En effet, le démocratisme c’est l’amour de la justice, c’est-à-dire de l’égalité, étant entendu, en bon esprit démocratique, que dès qu’il y a inégalité il y a injustice et qu’il est juste que tout homme soit exactement autant qu’un autre.
Or l’esprit égalitaire s’attaque d’abord à toutes les inégalités sociales. Le privilège de la naissance paraît monstrueux : « Vous vous êtes donné la peine de naître. » Pour cela, en vertu de cela, vous êtes chef. Y a-t-il rien de plus inique ? Les privilèges dus à la naissance seront abolis. On ne naîtra plus chef, on ne naîtra plus noble.
Bien. Mais, s’il vous plaît, naître riche n’équivaut-il pas à naître noble ? Non seulement il y équivaut ; mais il est un avantage beaucoup plus considérable. Montesquieu fait remarquer que naître noble, en 1740, fait gagner à un enfant une vingtaine d’années sur les autres. Voltaire dit exactement la même chose de la richesse et il a tout autant raison, beaucoup plus, puisqu’avec l’argent on achète la noblesse, ce qui fait que l’enfant qui naît riche est plus favorisé dès sa naissance que l’enfant qui naît pauvre. La richesse est donc une inégalité de naissance tout autant, au moins, que la noblesse. Donc il faut abolir l’enfant naissant riche, il faut abolir l’héritage. Ut fiat æqualitas. La noblesse, en disparaissant, a découvert une autre inégalité qu’elle cachait et qui apparaît.
Bien. Mais détruire l’héritage suffit-il ? Non ; car il suffit que le père soit riche jusqu’à sa mort pour que l’enfant ait un privilège de naissance. Il sera mieux élevé, mieux instruit, mieux dressé, mieux armé ; il aura le privilège de l’éducation que sa naissance lui aura valu. Encore deux classes : celle de ceux qui ont pu être élevés, celle de ceux qui n’ont pas pu l’être. Il ne suffit donc pas d’abolir l’héritage, il faut abolir la richesse elle-même, l’aisance elle-même, ou la faire égale entre tous. Ut fiat æqualitas. L’héritage, en disparaissant, a découvert une autre inégalité qu’il cachait et qui apparaît.
Bien. Que la richesse disparaisse. Mais, ce n’est encore rien. L’on n’a aboli que les inégalités sociales. On se trouve en présence des inégalités naturelles. Tel homme est plus intelligent qu’un autre, plus ingénieux, plus adroit, plus habile, plus éloquent, d’une capacité de travail plus grande. Voilà les inégalités naturelles. Sont-elles plus justes parce qu’elles sont naturelles ? En quoi ? Pourquoi ? Elles ne sont pas plus justes et elles sont plus douloureuses. Elles sont plus douloureuses que les inégalités sociales, parce que, même quand on souffrait le plus de celles-ci, on a toujours senti qu’on pouvait les abolir ; tandis que les inégalités naturelles, on sent qu’elles sont indestructibles. Mme de Staël a un mot très juste, et même profond, parmi tant d’autres ; elle dit : « La Révolution française n’a pas établi l’égalité. Elle a remplacé une inégalité par une autre. Elle a remplacé les inégalités sociales par les inégalités naturelles. » Évidemment ! Elle a remplacé les inégalités sociales — ou plutôt quelques-unes ; car elle n’a pas ôté l’inégalité des fortunes — par l’inégalité naturelle : différence d’intelligence, d’adresse, d’habileté et de puissance de travail entre les hommes.
Or, en cela, le but étant l’égalité, elle a rétrogradé plutôt qu’avancé. Car les inégalités sociales contrariaient les inégalités naturelles, les refoulaient et les réprimaient : un enfant bien doué était, par les enfants bien nés, bien élevés et bien rentés, empêché de percer et d’arriver à la lumière, au développement de lui-même et à la puissance. Si l’inégalité sociale avait absolument empêché les inégalités naturelles de sortir leur effet, elle eût bien mérité de l’égalité, les inégalités naturelles étant, quand elles sont laissées libres, beaucoup plus envahissantes, dominantes, accapareuses et oppressives que les inégalités sociales, lesquelles se contentent le plus souvent d’honneurs et d’oisiveté. Donc, à avoir supprimé les inégalités sociales, en supposant qu’on les ait détruites, on n’a rien fait pour l’égalité, et peut-être au contraire. Les privilèges sociaux, en disparaissant, ont découvert les privilèges naturels qu’ils cachaient et qui apparaissent. Il faudrait supprimer les inégalités naturelles elles-mêmes et les inégalités naturelles surtout, ut fiat æqualitas.
On ne peut pas les détruire, mais on peut les neutraliser. A mon avis on ferait mieux de les détruire, toute vaine sensibilité mise de côté. A Sparte on immolait sans pitié les enfants mal conformés. Pourquoi ? parce que Sparte était une société aristocratique qui ne voulait conserver comme citoyens que « les meilleurs » au point de vue de la défense du pays. Une société démocratique doit faire la même chose, c’est-à-dire l’inverse, et ostraciser par la mort les enfants bien doués, qui sont une menace pour l’égalité.
Sans aller jusque-là, si, je ne sais pourquoi, du reste, on ne veut pas y aller, on peut neutraliser les inégalités naturelles. On peut faire à leur égard ce qu’on fait à l’égard des « fils de rois » : car précisément ils sont des « fils de rois » selon la terminologie de Gobineau. A l’égard des fils de rois, on peut, soit les tuer, soit les réduire à l’impuissance. La première République a tué Louis XVI parce qu’il émigrait ; la troisième République a forcé ses petits-neveux à émigrer parce qu’ils résidaient. Il n’y a pas illogisme, il y a deux façons différentes de réduire à rien. De même à l’endroit des hommes supérieurs par l’intelligence, l’adresse ou la puissance de travail, il faut pratiquer l’ostracisme déprimant ; il faut pratiquer la stérilisation ; il faut en faire des émigrés à l’intérieur, en ne leur accordant ni faveurs, ni honneurs, ni places, ni fonctions, ni occasions de travailler, et les ramener ainsi à un nirvana inoffensif. Ut fiat æqualitas.
C’est le système de Babeuf que j’expose ici, de Babeuf, le plus logique et peut-être le seul logique des révolutionnaires démocrates. C’est du reste, instinctivement et fatalement, le système que suivent les démocraties en abaissant progressivement le niveau de leurs délégations parlementaires et par là le niveau des fonctionnaires de l’État, puisque ce sont leurs délégations parlementaires qui indirectement, mais réellement, nomment ceux-ci ; et du reste, en faisant progressivement de toutes les fonctions des fonctions d’État, pour que tout ce qui agira dans l’État passe sous ce niveau toujours et indéfiniment rabaissé ; et encore en mêlant à toute nomination des questions politiques afin que soit préféré à l’homme compétent, celui qui, se sentant incompétent, aura remplacé l’aptitude par une opinion politique, supériorité qu’il est toujours à la portée de tout le monde de se donner.
Ainsi la démocratie, éliminant peu à peu toute supériorité inventée par l’instinct social, puis toute supériorité inventée par la nature, affaiblit les muscles et les nerfs de l’État ; ut fiat æqualitas, ce qui est, au point de vue qu’elle a adopté, non seulement le souverain bien, mais le seul bien.
Telles sont, selon moi, les transitions par lesquelles les peuples passent de l’instinct aristocratique à l’instinct démocratique et de l’état aristocratique à l’état de démocratie intégrale.
De toutes les victoires de la société sur la nature, le mariage monogamique est la plus éclatante, la plus vigoureuse et peut-être la plus féconde.
L’homme est polygame de nature, ce qui est suffisamment indiqué par ce fait que la grossesse de sa compagne est très longue et que, pendant cette grossesse, ne cessent ni ses désirs à lui ni ses besoins.
A la vérité, l’homme a tellement changé, même naturellement, même physiologiquement, que j’ai souvent pensé qu’en des temps très anciens il avait pu être beaucoup plus prédestiné à la monogamie qu’il n’y paraît à le considérer pendant la période historique. N’a-t-il pas pu être, aux temps primitifs, comme l’immense majorité des animaux, sollicité par les désirs de l’amour seulement pendant une saison de l’année et assez courte ? Et ne se serait-il pas fait lui-même « amoureux en toute saison », comme dit le peuple, sous l’influence de ses passions et de son imagination et par un entraînement progressif ? Cela expliquerait cette anomalie qui consiste en ce que, constitué pour vivre cent cinquante ans au moins, à en juger par la longueur de sa période de croissance, il ne vit que la moitié de ce temps ; il aurait raccourci sa vie par cet excès, parmi beaucoup d’autres. Cela expliquerait aussi les légendes, qui sont peut-être des souvenirs confus et traditions confuses, sur la longueur d’existence des hommes antédiluviens. Quoi qu’il en soit, cela a pu être.
Si cela a été, si les hommes des premiers âges ne pratiquaient l’amour sexuel qu’en une seule saison de l’année, ils pouvaient être monogames, leurs compagnes étant grosses et eux abstinents précisément pendant le laps de temps qui sépare un printemps d’un autre.
Mais il reste la période d’allaitement, peu favorable au commerce sexuel et qui nous ramène à l’hypothèse de la polygamie chez les primitifs, même eussent-ils été exclusivement printaniers. Donc le polygamisme de l’homme est encore l’hypothèse la plus vraisemblable.
Non seulement les tout à faits primitifs, les errants, mais les familiaux ont été polygames, ceux-ci du reste plus que ceux-là ; car la monogamie devait être assez fréquente chez les errants, très isolés, très éloignés les uns des autres, comme je l’ai dit ; et la polygamie assez fréquente chez les familiaux, la femme errante venant chercher asile à la ferme, à l’isba, à la hutte du familial primitif, même qui avait compagne, s’y rendant utile, y devenant agréable et passant au rang de compagne adjointe. Que la polygamie fût l’état ordinaire des primitifs, cela fait peu de doute à mes yeux.
La société, primitive encore, car plus tard elle fera un peu le contraire, créa et imposa le mariage pour le besoin qu’elle en avait et inventa le préjugé monogamique comme tous les autres préjugés sociaux, pour le besoin qu’elle avait de ce préjugé. Elle en avait besoin, comme dit Montesquieu, parce que « la continence publique est naturellement jointe à la propagation de l’espèce » ; parce que la polygamie tarit, en la dispersant, la puissance virile ; parce qu’elle tarit aussi la fécondité féminine, la crainte, chez le polygame, du trop grand nombre d’enfants, l’amenant à faire de la plupart de ses compagnes seulement des instruments de plaisir, d’où résulte toute une catégorie de femmes inutiles à la société.
Aussi la polygamie, même dans les pays où elle est légale, n’est qu’une tolérance, n’est nullement recommandée par la loi religieuse et elle change peu du reste l’état social, l’immense majorité des hommes pratiquant la monogamie et la loi ne permettant qu’aux riches d’être polygames. C’est un privilège aristocratique. Les Orientaux manquent rarement de nous dire : « Nous sommes polygames comme vous, quand nous sommes dans l’aisance, avec cette seule différence que nous avons un harem concentré et vous un harem dispersé ; et, comme chez vous, la règle générale est qu’un homme soit l’époux d’une seule femme. »
La société a toujours protégé le mariage monogamique avec des tendresses qui entraînaient des rigueurs. La conservation de l’État l’exigeait. L’État a toujours tenu aux hommes le discours que le censeur Metellus Numidius tint aux Romains : « S’il était possible de n’avoir point de femmes, nous vous délivrerions de ce mal ; mais comme la nature a établi que l’on ne peut guère vivre heureux avec elles ni subsister sans elles, il faut avoir plus d’égard à notre conservation qu’à nos satisfactions passagères. »
L’État romain établit des peines pour ceux qui n’étaient pas mariés et des récompenses et une multitude d’honneurs variés pour ceux qui étaient. Il alla jusqu’à interdire le mariage aux vieillards, défendant à un homme qui avait soixante ans d’épouser une femme qui en avait cinquante, ce que du reste je ne comprends pas bien ; car ce qu’il faut défendre au vieillard c’est moins de faire un mariage inutile, en épousant une cinquantenaire, que de faire, en épousant une jeune fille, un mariage inutile aussi, mais qui, de plus, vole une épouse à quelque jeune homme et empêche des enfants de venir au monde.
Aussi Tibère interdit-il aux vieillards d’épouser une femme au-dessus de cinquante ans et aussi au-dessous. Mais Claude revint au système antérieur. Doit-on soupçonner Claude d’avoir pensé que le mariage d’un vieillard avec une jeune fille est moins infécond, comme le pensait Corvisart, qu’on ne croit à première vue ?
Toujours est-il que toutes les idées romaines étaient tournées du côté de la monogamie féconde. Auguste exprimait l’esprit romain quand il disait aux chevaliers romains célibataires : « La cité ne consiste pas dans les maisons, les portiques, les places publiques : ce sont les hommes qui font la cité. Vous ne verrez pas, comme dans les fables, sortir des hommes de dessous terre pour prendre soin de la chose publique. Ce n’est point pour vivre seuls que vous restez dans le célibat ; chacun de vous a des compagnes de table et de lit, et vous ne cherchez que la tranquillité dans le libertinage. Mon unique objet est la perpétuité de la République. »
L’unique objet des sociétés a été la perpétuité de la République ; et c’est pourquoi, par les mœurs autant que par les lois, elles ont exalté le mariage et l’ont fait considérer comme le fondement même de toute morale. L’homme moral, pour elles, c’est l’homme marié de bonne heure, fidèle à sa femme, exigeant impérieusement que sa femme lui soit fidèle, fidèle à ses enfants et exigeant impérieusement que ses enfants lui soient fidèles, c’est-à-dire obéissants. C’est cet homme-là qui est l’homme social, la cellule pure et saine du corps social. Il est digne de tous les respects, de toutes les dignités, de toutes les faveurs. Celui des deux consuls qui a le plus d’enfants prend les faisceaux le premier. Celui des sénateurs qui a le plus d’enfants est inscrit le premier et opine le premier.
D’après cette conception, la première vertu des femmes et la seule presque dont on tienne compte est la chasteté. Tout le reste est secondaire, puisqu’il n’importe pas directement à la perpétuité de la République. Faire considérer à la femme la chasteté et la fidélité comme « son honneur », c’est-à-dire comme sa morale, faire considérer au mari la chasteté et la fidélité de sa femme comme « son honneur » à lui, ce qui est une absurdité, mais ce qui importe infiniment pour la moralité publique, pour la pureté des générations, pour la stabilité et la continuité des familles ; c’est l’effort constant de la cité comme législatrice et de la cité comme moraliste, comme agent de moralisation, comme constitutrice des mœurs, comme prédicatrice de morale ; c’est ce qu’elle met dans la loi et ce qu’elle met dans tous ses discours.
Montesquieu, sur un passage de Dion Cassius qui est susceptible de plusieurs interprétations, raisonne ainsi : « Dans le Sénat de Rome composé de graves magistrats, de jurisconsultes et d’hommes pleins de l’idée des premiers temps, on proposa, sous Auguste, la correction du luxe et des mœurs des femmes. Il éluda avec art. C’est qu’il fondait une monarchie et dissolvait une République. »
Montesquieu n’a pas tout à fait raison. Un fondateur de monarchie n’a pas intérêt à la dissolution des mœurs, aucune société n’y ayant intérêt ; mais il est très vrai qu’une société aristocratique a plus d’intérêt à la pureté des mœurs qu’une démocratie, soit césarienne, soit populaire : une société aristocratique a besoin d’une nation où tout le monde soit aristocrate, c’est-à-dire où tout le monde soit soucieux d’être ascendant et fondateur de famille ascendante ; une société démocratique peut relâcher quelque chose de cette rigueur, se proposant non la tension de la patrie, de manière à lui faire produire son plus grand effort, mais l’aisance, la facilité et la douceur des relations, au risque que le pays soit surpassé, surmonté et vaincu par d’autres, ce à quoi elle n’attache pas une très grande importance. Douce philosophie qui, relativement, était permise à Rome au temps d’Auguste ; mais il aurait fallu voir, au temps d’Auguste, de Tibère ou même des Antonins, un Annibal descendant des Alpes.
Dans cette contrainte continue qu’elle exerce pour constituer la famille forte, casta domus, la société rencontre la nature qui pousse plutôt à la polygamie, l’homme surtout ; elle rencontre le désir de divorce, chez l’homme surtout, chez la femme quelquefois. Elle est embarrassée ; car son premier intérêt est la multiplication de l’espèce, et le maintien des mariages où la discorde règne entre les époux est contraire à la multiplication de l’espèce ; et le divorce est favorable à la multiplication de l’espèce.
Mais, d’autre part, le maintien des mariages, même de ceux où règne la discorde, est favorable à la multiplication de l’espèce en ce sens qu’il conserve les enfants, ne les disperse pas, ne les met pas, de mauvaises, dans de plus mauvaises encore conditions d’élevage ; et le divorce est défavorable à la multiplication de l’espèce en ce sens et qu’il disperse les enfants et les met dans les plus mauvaises conditions d’élevage et qu’il déprave les parents, non pas tous, mais un certain nombre.
Le mariage indissoluble a un caractère redoutable et sacré qui donne aux conjoints une mentalité particulière ; ils se soumettent au mariage comme à une fatalité, comme à une partie de la fatalité universelle, comme à une des nombreuses choses de ce monde qui sont fatales et ils y plient leurs esprits comme à une fatalité ; ils l’acceptent gravement et le supportent avec sérieux ; le mariage indissoluble est une école, sinon de stoïcisme, du moins de philosophie grave et virile ; parce qu’il est une fatalité, il prend le caractère d’un devoir.
Le mariage dissoluble a quelque caractère de l’union libre ; on le contracte légèrement, comme engagement très facilement révocable. On y entre comme en un lieu d’où il est très aisé de sortir. On a toujours l’impression que l’on n’y est point, mais que l’on y passe. Il donne une mentalité qui n’est pas suffisamment sérieuse. C’est là son grand défaut pour moi, c’est presque son unique défaut.
J’ai fait remarquer ceci à propos du Demi-Monde de Dumas fils. On avait noté qu’Olivier de Jalin, ce personnage « le plus honnête homme du monde » selon l’auteur, qui renseigne, sur les mauvaises mœurs d’une femme dont il a été l’amant, quelqu’un qui va l’épouser et qu’il connaît depuis quelques jours, avait paru en effet très honnête homme au public de son temps ; puis, que, peu à peu, il avait paru un homme assez répugnant aux nouveaux publics. Je donnai cette explication que cela tenait tout simplement à ce que, depuis l’apparition du Demi-Monde, le mariage avait été aboli. Quand le mariage indissoluble existait, c’était une chose si redoutable, si funeste, que d’épouser une courtisane qui devait garder votre nom toute sa vie, qu’avertir celui qui allait faire cette sottise était honnête en somme, quoique inquiétant. Mais, du moment que le mariage n’est qu’une union libre légale, se marier avec une courtisane qu’on pourra quitter dès qu’on saura qu’elle l’est et qui ne gardera pas votre nom, est une chose si peu grave, si peu importante, un incident désagréable, mais si peu funeste, dans la vie, qu’avertir cet homme n’est plus qu’une goujaterie inutile, n’est plus aucunement excusable. Et donc, les publics des deux temps avaient raison.
L’exemple me semble topique. Le mariage indissoluble est une chose terriblement grave et qui donne de la gravité à ceux qui le contractent. Le mariage dissoluble est chose légère et qui donne de la légèreté à ceux qui le contractent, ou qui leur laisse celle qu’ils avaient.
Or cette mentalité sérieuse, c’est précisément celle que la société désire qu’aient les citoyens et par le mariage indissoluble elle la leur inspire. Elle fait le mariage indissoluble, non pour lui-même, ayant plutôt intérêt à son contraire, mais pour préparer l’état d’âme que le mariage indissoluble crée et dont elle a besoin plus peut-être que d’autre chose.
Montesquieu (dans les Persanes, il est vrai) est léger sur ce sujet. « Le divorce était permis dans la société païenne ; il fut défendu aux chrétiens. Ce changement, qui parut d’abord de si petite conséquence [parut-il tel et pourquoi ? passons] eut insensiblement des suites terribles et telles qu’on peut à peine les croire. On ôta non seulement toute la douceur du mariage mais aussi on donna atteinte à sa fin ; en voulant resserrer ses nœuds on les relâcha, et au lieu d’unir les cœurs, comme on le prétendait, on les relâcha pour jamais… On voulut fixer le cœur ; c’est-à-dire ce qu’il y a de plus variable et de plus inconstant dans la nature : on attacha sans retour et sans espérance des gens accablés l’un de l’autre et presque toujours mal assortis, et l’on fit comme ces tyrans qui faisaient lier des hommes vivants à des corps morts. Rien ne contribuait plus à l’attachement mutuel que la facilité du divorce ; un mari et une femme étaient portés à souffrir patiemment les peines domestiques, sachant qu’ils étaient maîtres de les faire finir et ils gardaient souvent ce pouvoir en main toute leur vie sans en user, par cette seule considération qu’ils étaient sûrs de pouvoir le faire… Il n’en est pas de même des chrétiens que leurs peines présentes désespèrent pour l’avenir. Ils ne voient dans les désagréments du mariage que leur durée et, pour ainsi dire, leur éternité. De là viennent les dégoûts, les discordes, les mépris ; et c’est autant de perdu pour la postérité. A peine a-t-on trois ans de mariage qu’on en néglige l’essentiel ; on passe ensemble trente ans de froideur[10]. Il se forme des séparations intestines aussi fortes et peut-être plus pernicieuses que si elles étaient publiques ; chacun vit et reste de son côté, et tout cela au préjudice des races futures. Bientôt un homme, dégoûté d’une femme éternelle, se livre aux filles de joie, commerce honteux et si nuisible à la société, lequel, sans remplir l’objet du mariage, n’en représente tout au plus que les plaisirs. Il ne faut donc pas s’étonner si l’on voit chez les chrétiens tant de mariages fournir un si petit nombre de citoyens. Le divorce est aboli ; les mariages mal assortis ne se raccommodent plus [ne se réparent plus par le fait d’en contracter d’autres ; c’est mal écrit], les femmes ne passent plus, comme chez les Romains, successivement dans les mains de plusieurs maris, qui en tiraient chemin faisant le meilleur parti possible… Si à Lacédémone il avait été établi que les maris changeassent de femme tous les ans, il en serait né un peuple innombrable. Il est assez difficile de faire bien comprendre la raison qui a porté les chrétiens à abolir le divorce… »
[10] On voit d’où vient (peut-être) le mot de Taine, si joli du reste : « On s’étudie trois semaines, on s’aime trois mois, on se querelle trois ans, on se supporte trente ans, et les enfants recommencent. »
La part faite de la plaisanterie, du badinage et du paradoxe, il reste de ce passage que Montesquieu : 1o considère l’union libre comme plus productrice de fidélité que le mariage ; 2o considère surtout la multiplicité des enfants.
Sur le premier point il se réfute lui-même — en prend-il le soin ? on le dirait — en nous parlant de ces Romains qui changeaient de femmes avec tant de facilité et si fréquemment. S’il est vrai « qu’être maître de faire finir les peines du mariage et savoir qu’on en est maître porte à les soutenir patiemment », comment ces Romains ne « restaient-ils pas toute leur vie sans user du divorce » ; comment usaient-ils si volontiers et si souvent de ce remède qu’il suffirait, selon Montesquieu, de posséder pour n’avoir nulle envie de s’en servir ? La vérité est que l’union libre ne pousse pas plus à la fidélité et à la constance que le mariage, et que, malgré l’esprit de contradiction humain, il ne suffit pas de pouvoir se quitter pour rester ensemble.
Quant aux enfants, il est bon de considérer les enfants à faire, mais il est bon de considérer aussi les enfants à élever, et Montesquieu, ou, si l’on veut, son Persan, ne considère les enfants qu’à ce premier point de vue. Qu’il y en ait beaucoup, énormément, « innombrablement », c’est à quoi il attache exclusivement sa pensée, et qu’ils soient quasi abandonnés, abandonnés tout à fait, à la charge de l’État, mal élevés, destinés par leur éducation à devenir des outlaw, c’est de quoi il ne se préoccupe pas. Or la question la plus importante dans le divorce, c’est la question de l’enfant dans le divorce.
Beaucoup plus sérieux dans l’Esprit des Lois, (puisque Montesquieu n’a écrit l’Esprit des Lois que pour reprendre toutes les questions traitées dans les Persanes et pour montrer qu’elles pouvaient être ennuyeuses), Montesquieu y accepte le divorce sans en faire l’éloge. Surtout il montre une défiance très grande à l’égard de la répudiation, si joliment décorée de nos jours du nom de « divorce par consentement d’un seul », et qui n’est pas autre chose qu’un acte de sauvagerie. Surtout il se montre contraire à la répudiation de la femme par le mari et favorable à la répudiation du mari par la femme, ce qui me paraît le bon sens même : « Il est quelquefois si nécessaire aux femmes de répudier et il leur est toujours si fâcheux de le faire que la loi est dure qui donne ce droit aux hommes sans le donner aux femmes. » Entre les mains de l’homme, « la répudiation n’est qu’un nouvel abus de sa puissance. Mais une femme qui répudie n’exerce qu’un triste remède. C’est toujours un grand malheur pour elle d’être contrainte d’aller chercher un second mari quand elle a perdu la plupart de ses agréments chez un autre… C’est donc une règle générale que dans tous les pays où la loi accorde aux hommes la faculté de répudier elle doit aussi l’accorder aux femmes. Il y a plus : dans les climats où les femmes vivent sous un esclavage domestique, il semble que la loi doive permettre aux femmes la répudiation et aux maris seulement le divorce [c’est-à-dire, d’après la définition que Montesquieu donne plus haut du divorce, la dissolution du mariage par consentement mutuel : au mari le droit de répudier si la femme y consent ; à la femme le droit de répudier sans le consentement du mari]. Et cela me paraît tout à fait conforme à la justice. » — A moi aussi.
Pour revenir, la société se trouve donc en présence de cette antinomie : le divorce, qui certainement lui est utile, et l’indissolubilité du mariage, qui lui est utile certainement ; le divorce qui, à certains égards, dissolvant la famille et par suite la société, est très funeste à la société ; l’indissolubilité du mariage qui, gâtant la famille et par suite la société, est très funeste à la société.
Dans cet embarras, la société fait comme elle peut. En principe, elle est surtout favorable à l’indissolubilité du mariage, même chez les Romains, même chez tous les anciens, parce que cette mentalité de l’homme et de la femme mariés indissolublement est surtout ce qu’elle considère, et avec une extrême bienveillance. Ce préjugé de la fatalité de l’union conjugale, c’est elle qui l’a fait pour donner à l’époux cet état d’âme sérieux et grave qui en fait un homme préparé à accepter tous les devoirs ; en un mot, c’est elle qui a mis le devoir dans l’union conjugale pour bénéficier d’une âme ainsi préparée à d’autres devoirs et à tous. C’est cela, sans aucun doute pour moi, que la société considère le plus et à cause de cela elle est très particulièrement favorable au mariage indissoluble.
Mais les raisons qu’elle aurait d’accepter au moins le divorce et l’intérêt qu’elle aurait à l’admettre et encore la considération des conjoints, décidément trop malheureux dans certains cas, la touchent aussi ; d’autant que, même au point de vue social, il ne faut pas qu’il y ait des individus trop malheureux qui peuvent devenir des criminels.
De tout cela il suit que la société finit toujours par permettre le divorce en l’entourant de garanties, c’est-à-dire de difficultés, ceci étant nécessaire que le divorce ne soit qu’une extrémité, non un caprice, et que deux époux, surtout s’ils sont père et mère, ne se séparent que quand il y a apparence qu’ils ne peuvent être que séparés ou meurtriers ou suicidés.
Les anciennes lois romaines n’avaient permis la répudiation (sauf le cas d’adultère, de tentative de meurtre et de falsification des clefs) qu’à la condition que le mari donnât la moitié de ses biens à sa femme et l’autre moitié à Cérès. Voilà ce qui s’appelle un frein. Ce frein fut ôté plus tard, et l’on ne voit pas que la République ni l’Empire aient eu beaucoup à se louer de cette mesure libérale.
En face de l’adultère la société se trouve dans une position analogue à celle où elle se trouve relativement au divorce. L’adultère relâche le lien familial et le fortifie ; l’adultère diminue le nombre des enfants et l’augmente.
Il relâche le lien familial ; cela a peu besoin d’être expliqué ; il l’augmente dans beaucoup de cas, parce qu’il est comme une soupape de sûreté, comme une diversion utile, le mari adultère ayant moins de raison de trouver sa femme insupportable et d’avoir de la mauvaise humeur contre elle et étant comme un prisonnier qui aurait la liberté de se promener quelques heures par jour et qui, par conséquent, ne trouverait pas sa prison trop odieuse quand il y rentrerait ; la femme adultère étant dans les mêmes conditions et n’ayant plus dans son mari qu’un compagnon et non un geôlier. Il arrive très souvent que les ménages où les deux conjoints pratiquent l’adultère sont pleins de douceur et de bonne grâce et que l’adultère se trouve être un moyen qu’ont pris les conjoints pour n’avoir point besoin du divorce et pour ne point le désirer.
D’autre part, l’adultère augmente le nombre des enfants, le mari adultère portant des enfants dans un ménage où le dégoût mutuel des conjoints ferait qu’il n’y en eût plus ; et l’adultère de la femme apportant des enfants dans une maison où le dégoût mutuel des conjoints ferait qu’il ne s’en produisît plus.
Mais l’adultère diminue le nombre des enfants, les adultères, femme chez un autre que son mari, mari chez une autre que sa femme, ayant souvent d’importantes raisons de prendre tous les moyens possibles de n’en point faire naître ; la femme adultère se trouvant, au point de vue de la natalité, dans les mêmes conditions que la courtisane ; le mari adultère se trouvant chez la femme adultère dans les mêmes conditions que l’homme chez la courtisane proprement dite.
La société, devant ce phénomène si complexe de l’adultère, se trouve donc dans une sorte de perplexité. Elle se range généralement du côté de cette idée : l’adultère considéré comme à elle nuisible.
D’abord parce que très longtemps règne en elle le préjugé de l’homme propriétaire de la femme, ce qui est absurde, car l’homme n’est propriétaire que de la femme qui l’aime exclusivement — dans ce cas, à la vérité, il l’est bien — et la femme n’est propriétaire que de l’homme qui l’aime exclusivement, et dans ce cas, à la vérité, elle l’est bien ; mais, ce qui est une survivance très naturelle de l’état primitif.
Ensuite parce que la société considère, peut-être avec raison, que l’adultère empêche de naître plus d’enfants qu’il n’en produit, l’homme adultère en produisant peu chez la femme adultère et l’homme forcé de n’être pas adultère en produisant encore chez lui, malgré le dégoût, par impossibilité d’en produire ailleurs ; et la société joue ici, dans son intérêt, le rôle d’une divinité proliphile qui ferait des conjoints des amants malgré eux.
Enfin parce que la société se persuade, peut-être avec raison, que d’imposer aux époux la nécessité conjugale crée en eux une mentalité impliquant l’idée de l’amour conjugal tenu pour un devoir ; et les expressions un peu ridicules, mais très sociales, de « devoir conjugal » (celle-ci usitée depuis très longtemps) et de « le mari doit à sa femme l’amour… » (celle-ci récemment proposée), sont des signes peut-être divertissants, mais très caractéristiques, de cette manière de voir.
Somme toute, la société réprime ou veut réprimer très énergiquement l’adultère.
Elle est si décidée sur ce point qu’elle veut, à Rome — ce que M. Paul Adam demandait récemment qui fût mis dans la loi moderne — que l’adultère soit poursuivi par publique accusation, par le ministère public ; c’est-à-dire que, le mari, soit ignorance, soit tolérance, ne poursuivant pas, la société poursuive.
Montesquieu approuve cette façon d’agir : « La loi romaine, qui voulait que l’accusation de l’adultère fût publique, était admirable pour maintenir la pureté des mœurs. » Elle était admirable, « soit que, dans une république, une si grande violation de mœurs intéressât le gouvernement ; soit que le dérèglement de la femme pût faire suspecter celui du mari ; soit enfin que l’on craignît que les honnêtes gens même n’aimassent mieux cacher ce crime que le punir, l’ignorer que le venger ».
Je retiens seulement ceci que, soumettant l’adultère à l’accusation publique, la société proclamait que l’adultère est un crime comme le vol ou le meurtre, un crime contre la société tout entière, un crime qui intéresse non quelqu’un, mais tout le monde et dont par conséquent la société doit connaître. Mais (quoique Sixte-Quint ait voulu faire revivre, en partie et d’une façon détournée, l’accusation publique de l’adultère en décrétant qu’un mari qui n’irait point se plaindre à lui des débauches de sa femme serait puni de mort) l’accusation publique de l’adultère fut assez vite abandonnée. La loi Julia ordonna qu’on — qu’un délateur — ne pût accuser une femme d’adultère qu’après avoir accusé son mari de favoriser ses dérèglements, ce qui, excluant de l’affaire le plus grand nombre des cas, à savoir les maris qui étaient trompés sans le savoir, fit tomber en désuétude cette procédure. Montesquieu dit à ce propos : « On pouvait craindre qu’un malhonnête homme, piqué des mépris d’une femme, indigné de ses refus, outré de sa vertu même, ne formât le dessein de la perdre. » Et c’est ce que pensait Constantin quand il disait à ce propos : « C’est une chose indigne que les mariages tranquilles soient troublés par l’audace des étrangers. »
Cette objection n’est pertinente que dans l’hypothèse d’une action introduite par un délateur ; mais il suffisait de décider que l’action contre l’adultère ne pourrait être introduite que par le préteur, que par l’autorité publique. La vérité est que la société, tant qu’elle a admis et voulu l’accusation publique de l’adultère, considérait l’adultère comme un crime public ; et que plus tard elle l’a considéré comme un crime privé, n’intéressant qu’un particulier, lequel n’est condamnable que moralement de le tolérer et n’est pas condamnable du tout s’il l’ignore. Déclin, relâchement de l’instinct social, qu’il se trompe du reste sur ce qui lui importe ou qu’il ait raison ; mais déclin et relâchement de l’instinct social.
Quand M. Paul Adam veut ressusciter cette procédure, il est homme social par excellence, tenant l’adultère pour un si grand crime envers tous que, pour le réprimer, il ne faut pas craindre d’ouvrir les yeux et de percer le cœur de celui-là même envers qui, particulièrement, il est commis ; qu’il ne faut pas craindre, pour punir le coupable, de meurtrir aussi l’offensé.
C’est le même esprit d’intérêt social qui a maintenu jusqu’à nos jours, dans le code même, la peine de mort contre l’adultère surpris en flagrant délit. Le code ne la prescrit pas, mais il l’admet. Il inscrit que, quand le mari surprend sa femme en flagrant délit d’adultère, le meurtre de la femme et de l’amant est « excusable ». Ce n’est pas une prescription, mais c’est un encouragement ; car si à un homme naturellement porté par sa passion, quelquefois par son intérêt, à tuer, vous dites, avec votre autorité de législateur, qu’il est excusable de le faire, vous ajoutez à sa passion et à son intérêt une sorte de mobile légal, vous l’autorisez, vous faites qu’il se considère comme un justicier, comme un agent de la loi et qu’il se tiendrait pour mauvais citoyen par faiblesse s’il n’était pas meurtrier.
Ainsi la société a maintenu la peine de mort contre l’adultère dans certains cas limitativement spécifiés, en confiant à l’offensé le soin et l’honneur de l’appliquer. Si la peine de mort était abolie, les maris trompés seraient les seuls en France qui restassent investis du droit de la décréter et aussi de la faire subir. Il n’y aurait d’exécuteurs des hautes œuvres que les maris, sur mandat donné par eux-mêmes. Cela marque combien la société considère encore l’adultère comme le plus grand des crimes.
Seulement elle est restée très singulière dans sa façon de considérer l’adultère selon les sexes. Elle punit l’adultère féminin où qu’il soit commis, elle ne punit l’adultère masculin que s’il est commis au domicile conjugal. Elle excuse le mari qui tue sa femme surprise par lui en flagrant délit d’adultère ; elle n’excuse pas la femme qui tue son mari dans le même cas. Elle tient, très évidemment, l’adultère masculin comme beaucoup moins grave que l’adultère féminin.
Cette singularité doit trouver elle-même son explication. Il me semble que l’explication est celle-ci. Voulant la famille, la maison, chaste, austère et réglée (casta domus), la société se place, pour ainsi parler, dans cette maison et dit : « J’en écarterai tout ce qui est impur. L’adultère de la femme, même commis au dehors, parce qu’il apporte des enfants adultérins ici, je le frapperai. L’adultère du mari, s’il est commis ici, je le frapperai. L’adultère du mari commis au dehors, s’il est commis avec une femme mariée, je le frapperai sur la personne de cette femme mariée, car je suis aussi dans la maison de cette femme mariée et je protège cette maison-là comme celle-ci. L’adultère du mari commis avec une femme qui n’est pas mariée, je ne le frapperai nullement, car il n’intéresse ni cette maison ni une autre, ni cette famille ni une autre ; il a été commis in domo nullius ou in domo omnium ; il est une faute morale, non un crime social ; il n’intéresse pas la société. Dans cette pensée, je frappe toujours la femme, soit par la main du mari, soit par la mienne ; je ne frappe le mari que dans certains cas. »
Voyez là-dessus un passage de Montesquieu, peu connu, parce qu’il est à un endroit où on ne le chercherait guère[11] et qui est extrêmement significatif, qui résume l’esprit juridique de la société pour ce qui est de sa partialité à l’égard de la femme. La loi romaine, admettant la demande de divorce faite par le mari pour infidélité de la femme, n’admettait pas la demande de divorce faite par la femme pour infidélité du mari ; l’Église admettait la demande de séparation dans les deux cas ; les lois françaises que connaissait Montesquieu n’admettaient que la demande de séparation faite par le mari pour infidélité de la femme. Raisonnement de Montesquieu sur ces disparates. « Comme le mari peut demander la séparation à cause de l’infidélité de sa femme, la femme la demandait autrefois (au moyen âge, Beaumanoir, Coutume du Beauvoisis) à cause de l’infidélité du mari. Cet usage, contraire à la disposition des lois romaines, s’était introduit dans les cours d’église où l’on ne voyait que les maximes du droit canonique et, effectivement, à ne regarder le mariage que dans les idées purement spirituelles et dans le rapport aux choses de l’autre vie, la violation est la même. Mais les lois politiques et civiles de presque tous les peuples ont avec raison distingué ces deux choses. Elles ont demandé des femmes un degré de retenue et de continence qu’elles n’exigent pas des hommes, — parce que la violation de la pudeur suppose dans les femmes un renoncement à toutes les vertus ; — parce que la femme, en violant les lois du mariage, sort de l’état de sa dépendance naturelle ; — parce que la nature a marqué l’infidélité des femmes par des signes certains ; — outre que les enfants adultérins de la femme sont nécessairement au mari et à la charge du mari, au lieu que les enfants adultérins du mari ne sont pas à la femme ni à la charge de la femme. »
[11] Esprit, XXVI, 19.
Montesquieu a mis ici, avec sa clarté ordinaire, toutes les raisons pourquoi la société est plus sévère à la femme coupable qu’au mari coupable ; et elles me paraissent toutes rationnellement fausses, toutes socialement plausibles. Reprenons :
(1o) En quoi la violation de la pudeur suppose-t-elle dans les femmes un renoncement à toutes les vertus ? Il n’y a rien de moins prouvé ni de plus démenti par les faits. Il y a des femmes qui ont renoncé à la pudeur et qui n’ont renoncé à aucune autre vertu : « Parce que je suis courtisane, disait cette dame, que cite Montaigne, faut-il aussi que je sois punaise ? » ; — et il y a des femmes très parfaitement chastes qui, de toutes les vertus, n’ont que celle-ci.
(2o) La femme, en violant les lois du mariage, sort de l’état de sa dépendance naturelle ; oui, mais en quoi cette dépendance est-elle naturelle et qui a dit que l’homme fût seigneur et la femme serve ? La nature n’indique qu’une chose, c’est qu’ils doivent être associés.
(3o) La nature a marqué l’infidélité de la femme par des signes certains. Quels signes marquant l’infidélité de la femme, plus certains que ceux qui marquent l’infidélité des hommes ? Les enfants ? Alors la femme qui est infidèle sans concevoir est hors de cause.
(4o) Les enfants adultérins de la femme sont au mari et à la charge du mari. Mais les enfants que fait le mari hors de sa maison sont à la charge de sa femme ! Oui bien ; ils sont à la charge de sa femme, parce qu’une partie de la fortune du mari ou de ce qu’il gagne va à eux ; ils sont à la charge de sa femme parce que, du moment qu’il a fait des enfants ailleurs, le mari s’abstient d’en faire à la maison, ce qui prive la femme d’une joie aujourd’hui et d’un soutien plus tard. Il n’y a rien de plus onéreux à la femme, moralement et matériellement, que les enfants extérieurs du mari.
Rien de tout cela ne tient debout.
Mais, socialement, tout cela se tient assez bien. (1o) La violation de la pudeur chez les femmes suppose le renoncement à toutes les vertus en ce sens que la société a limité à la pudeur toutes les vertus des femmes ; elle ne leur a demandé que celle-ci parce que c’était celle qui lui importait le plus. Cela est si vrai que le mot « la vertu des femmes » ne veut rien dire autre chose que la continence féminine. Or il est bien certain que si vous mettez toutes les vertus des femmes dans la pudeur, quand elles ont perdu celle-ci elles les ont perdues toutes.
Cela est même un peu vrai, un peu réel, à cause de l’invention sociale, parce que la femme qui a perdu la pudeur n’a point du tout perdu ses autres vertus, non, mais ne trouve presque plus occasion de les exercer. Elle est outlaw ; elle est, comme on dit, en marge de la société, et la plupart des vertus s’exerçant en commun ou avec un certain concert, la femme outlaw peut difficilement pratiquer les vertus et ne semble pas les pratiquer, d’où il suit qu’elle passe pour ne les pratiquer point. Et quand elle en pratique une qui peut être pratiquée sans le concours de personne, quand elle est bonne mère, par exemple, il y a un certain étonnement chez les naïfs[12].
[12] Ou chez les sociaux intransigeants. Bonald : « N’en croyez pas les romans : il faut être épouse pour être mère. »
Ajoutez que l’opinion ayant une grande puissance et ceci étant très vrai qu’en attribuant des vices à quelqu’un on les lui donne, beaucoup de femmes irrégulières perdent en effet les vertus qu’elles avaient et que l’opinion générale n’admet pas qu’elles aient. C’est ce qui fait que Montesquieu n’est pas dans le faux comme sociologue quand il écrit (très loin du passage précédemment cité, VII, 9) « Il y a tant d’imperfections attachées à la perte de la vertu chez les femmes, toute leur âme en est si fort dégradée, ce point principal ôté en fait tomber tant d’autres, que l’on peut regarder dans un état populaire l’incontinence publique comme le dernier des malheurs… »
(2o) « La femme, en violant la loi du mariage, sort de l’état de sa dépendance naturelle. » — Elle sort de l’état de sa dépendance sociale. Elle peut rester l’associée de son mari ; elle peut rester très dépendante de lui pour ce qui est de toute l’administration domestique ; seulement elle est sortie de sa dépendance sociale en niant par le fait qu’elle fût sa chose ; ou, et bien plutôt, qu’elle fût sa personne, la personne dont il est l’âme, ce qui, au point de vue social, est tenu pour nécessaire, la famille n’existant plus, la maison n’existant plus si elle n’a plus son unité, et dans la personne de qui ? de celui des deux qui est citoyen. Quand nous demandons le suffrage politique pour les femmes, on nous dit : « Prenez garde : à se considérer comme pouvant avoir une opinion politique différente de celle de leur mari, elles seront amenées à se considérer comme pouvant avoir toute une morale autre que la sienne et qui n’aura aucun compte à lui rendre. » Conception surannée et généralisation abusive, mais qui ressortissent très bien à l’instinct social tel qu’il existe généralement : la femme doit avoir son âme dans le cerveau de son mari ; elle ne doit pas avoir une âme particulière.
(3o) « Les enfants adultérins de la femme sont à la charge du mari. » — Et les enfants adultérins du mari sont à la charge de sa femme, nous le savons très bien, dit la société ; mais les choses sont très inégales ; ce qui importe, c’est qu’il n’y ait pas de bâtards dans la maison du citoyen, de bâtards peut-être fils d’étranger, peut-être fils d’esclave, qui n’auront pas dans le sang les traditions, les mœurs, l’âme de la maison, qui seront de race basse et qui siégeront au Sénat ou qui voteront au Comitium comme des patriciens ou comme des hommes libres. Que les enfants extérieurs du mari, nés d’une courtisane, suivent leur chemin aux bas côtés de la société ; mais que les enfants extérieurs de la femme nés on ne sait de qui, ne s’installent pas dans la maison, qui est une cellule sociale. »
On voit qu’une société, et particulièrement une société aristocratique, a toutes ses raisons, tout compte fait, pour favoriser le mariage, pour repousser le divorce, pour être très dure pour l’adultère, pour être très sévère pour les bâtards et pour entourer le mariage indissoluble, ou à très peu près indissoluble, d’une auréole, d’un prestige qui créent une opinion, qui créent une mentalité particulière. La société démocratique n’a plus qu’une partie de ces raisons et devient favorable au divorce, indulgente à l’adultère, condescendante à la bâtardise, moins jalousement protectrice de la famille.
Si nous avons vu l’instinct social pouvant hésiter sur la question du mariage indissoluble et sur les questions connexes, il me semble que nous devons le voir hésitant bien plus sur la question de la propriété individuelle.
Ici il a affaire à un instinct antérieur à lui qu’il ne sait pas s’il doit combattre et détruire, ou absorber pour le transformer, comme il a fait l’instinct religieux.
L’homme qui a une propriété y tient de toute son âme et ce n’est que pour la garder, c’est bien clair, qu’il s’est associé à d’autres propriétaires, qu’il a désiré et accepté l’état social. La société est née de la propriété menacée par la guerre. Mais une fois la société faite et toute-puissante, a-t-elle intérêt à ce que l’instinct propriétiste reste ce qu’il est ou à ce qu’il se transforme en un amour de la propriété collective, de la propriété non plus seulement protégée, mais possédée par l’État lui-même ?
La société se dit, assez naturellement, que son intérêt serait que la propriété fût collective, que la propriété fût sociale. L’État, possédant tout, réglerait d’une façon ordonnée, précise, bien concertée, bien pertinente aux besoins, bien méthodique, l’exploitation de tout. Il en résulterait pour tous et chacun le plus grand bien humainement réalisable. Ou je me trompe, ou c’est ainsi que l’instinct social raisonne sur cette affaire dès qu’il existe, et il doit s’efforcer de substituer à l’amour de la propriété individuelle un préjugé social en faveur de la propriété collective.
Seulement il n’y réussit quasi jamais. Les exemples qu’on nous donne de propriété collective chez les peuples anciens sont très rares et encore sont presque tous très peu établis. Ici la société rencontre sa limite, à savoir l’individualisme, à l’état de rempart presque inexpugnable. Elle doit se dire : « Ils tiennent donc à leurs propriétés plus qu’à leur vie, puisque je les ai amenés à mourir pour la patrie et que je ne puis pas les amener à se dépouiller de leurs biens pour la patrie ? »
C’est presque cela. Il en est de la communauté des biens à très peu près comme de la communauté des femmes ; chaque homme veut avoir son bien, en profitant quelquefois en cachette de celui des autres ; mais ne peut pas comprendre le plaisir qu’il y aurait à posséder collectivement la propriété de tous. C’est ici, famille particulière, propriété particulière, le dernier retrait, le fort de l’individualisme, où il se défend âprement.
Pourquoi ? On peut très sérieusement se le demander. Pour la famille individuelle, non pas très sérieusement ; car on peut considérer comme irréductible le sentiment naturel qui porte un homme à désirer des enfants dont il soit très probablement le père ; et non des enfants qui, étant de tous, ne l’intéressent point, quoique étant aussi de lui. Pour la propriété individuelle on peut se demander pourquoi elle est aimée d’un amour si âpre. Il y a là un préjugé singulier. L’homme croirait-il que la propriété le fait indépendant, augmente son indépendance ? C’est le contraire. Nietzsche dit très bien : « C’est la propriété qui possède. Ce n’est que jusqu’à un certain degré que l’homme riche est plus indépendant et plus libre ; un échelon de plus, et la propriété devient le maître, le propriétaire l’esclave ; il faut, du moment qu’il possède, qu’il sacrifie son temps, sa méditation, pour engager des relations, s’attacher à un lieu, s’incorporer à un État, tout cela peut-être à l’encontre de ses besoins intimes et essentiels. »
Je ne sais pas pourquoi Nietzsche dit : « Ce n’est que jusqu’à un certain degré que… » et croit possédé par la propriété seulement le grand propriétaire. Tout homme qui possède est possédé, ne possédât-il qu’un trou de lézard ; tout homme qui regarde l’indépendance comme le plus grand bien se garde soigneusement d’être propriétaire ; il se borne à amasser un médiocre pécule pour sa vieillesse et l’établissement de ses enfants, sous forme, par exemple, d’une assurance et ne va pas au delà, sachant bien que se faire propriétaire foncier, c’est, au métier qu’on exerce, en ajouter un autre très pénible, plein de soins et de tracas, ce qui est une singulière manière de se faire indépendant ; que même le possesseur de valeurs immobilières a des soucis de placement de fonds ; que dans tous les cas il y a une administration dont on se charge et qu’on superpose à ses autres travaux.
Ce n’est donc pas du tout, à moins d’une erreur invraisemblable, la volonté d’indépendance qui pousse à posséder ; c’est la volonté de puissance. On veut posséder pour se sentir agrandi. On veut posséder pour être plus que soi, pour être plus d’un.
Le propriétaire est heureux de voir des hommes travailler pour lui sur ses terres. Pour lui n’a absolument aucun sens ; car ils travaillent pour vivre, et lui, de ce qu’ils travaillent, ne vit pas davantage. Mais il y a là une fiction ; c’est à son profit que ces gens semblent travailler et il jouit de cette fiction, encore qu’en dernière analyse, de ce qu’ils travaillent censément pour lui, il n’en résulte pour lui que soucis et tracas.
Le propriétaire de valeurs immobilières est heureux d’avoir un nombreux domestique. Ces gens-là le servent. Il en est agrandi, augmenté ; il est plus d’un. « Le servent » n’a aucun sens ; car ils ne le servent point ; ils font partie seulement d’une administration compliquée qu’il a créée autour de lui et qui l’encombre et où il est empêtré. Mais il y a là une fiction ; ces gens-là semblent le servir et il jouit de cette fiction, encore qu’en dernière analyse il n’a inventé pour lui qu’une façon plus embarrassée et par conséquent plus difficile de vivre, ce qui est s’asservir et non se libérer.
C’est donc la seule volonté de puissance, la seule volonté d’agrandissement du moi qui pousse l’homme à s’enrichir et à posséder. Mais cette volonté est terrible, magnifique, formidable et invincible. Je le pense bien ; c’est une forme ou plutôt une excroissance de la volonté de vivre. Le malade ne demande qu’à vivre à moitié ; le prolétaire ne demande qu’à vivre médiocrement ; l’homme qui vit aisément souhaite posséder, c’est-à-dire vivre d’une vie qui lui semble plus large, plus grande, plus étendue, qui lui paraît tenir plus de place au soleil. On n’a pas remarqué, je crois, l’analogie du désir des richesses avec le désir de la vie future. Elle est frappante. L’ambitieux de vie future veut prolonger sa vie dans le temps, l’ambitieux de biens terrestres veut élargir sa vie dans l’espace ; et c’est bien pour cela que, sinon toujours — car l’homme est insatiable — du moins souvent, l’homme qui croit fortement à la vie future a peu de souci des biens terrestres et que l’homme qui veut s’élargir dans l’espace est tout de suite soupçonné, et très raisonnablement, de ne pas croire beaucoup à sa prolongation dans l’éternité.
Quoi qu’il en soit, l’homme désire passionnément posséder, c’est-à-dire mettre son nom sur un certain nombre de choses et de gens qui ne lui appartiennent pas, mais qui paraîtront ainsi lui appartenir.
La société s’aperçoit très bien que ce penchant est invincible et indéracinable. Quelquefois elle essaye de l’extirper, au moins partiellement. Elle établit, comme à Sparte, le partage égal des terres, et c’est-à-dire qu’elle satisfait l’instinct propriétiste en en ôtant le plaisir de posséder plus qu’un autre, ce qui est évidemment son plus grand plaisir. Elle imagine dans la République de Platon une nation où au moins les aristocrates ne posséderaient rien qu’en commun, et c’est-à-dire qu’elle veut dégrader l’instinct propriétiste, le ravaler, le laisser dédaigneusement à la plèbe, en faire un instinct strictement populaire ; ce qu’au fond il est un peu ; car l’homme supérieur sait la vanité de la propriété et ne tient pas à posséder.
Elle inspire la conception conventuelle, par laquelle un certain nombre d’individus prennent leur plaisir à posséder en commun sans rien posséder individuellement, et cette conception est exactement celle des aristocrates de Platon ; les moines ont un instinct social très énergique, qui leur persuade que le plaisir et l’orgueil de posséder peuvent être collectifs et que la joie de dire : « Ceci est à moi » peut subsister en se convertissant en la joie de dire : « Ceci est à nous. »
Enfin, presque en tous les temps, la société rêve de propriété non personnelle, non conventuelle aussi, mais nationale, et imagine avec plaisir une nation où personne ne posséderait rien et où tout le monde posséderait tout, ce qui d’une part réaliserait l’égalité, d’autre part mettrait de l’ordre et de la régularité dans l’exploitation des biens possédés.
La société, jusqu’à nos jours du moins, échoue toujours dans ces projets. Elle se heurte à l’instinct, qui semble inexpugnable, de propriété personnelle et familiale. L’état familial, sur ce point, survit à travers l’état social. La propriété n’est pas autre chose que l’individualisme doublé de l’instinct familial, restant intact et se défendant au milieu de la société, qui sur tant d’autres points l’a dompté, asservi ou transformé.
Alors, je veux dire dans ces conditions, qui semblent éternelles, la société cède à l’instinct individuel et familial ; mais, comme toujours, y cède en le tournant autant qu’elle peut à son profit et, sinon, cette fois, en le transformant, du moins en le modifiant. Elle se dit que la propriété individuelle n’est peut-être pas aussi antisociale qu’on est disposé à le croire au premier abord ; que peut-être même elle est favorable à la société ; que l’ambition de posséder tire de l’individu tout ce qu’il peut avoir et donner d’énergie ; que, si l’exploitation individuelle du sol est évidemment désordonnée, irrégulière et anarchique, l’exploitation nationale pourrait bien être nonchalante, passive et inerte et qu’il y aurait exactement les mêmes différences entre celle-là et celle-ci qu’entre le travail libre et le travail esclave ; et que par conséquent ce que l’exploitation perd d’un côté, elle le regagne de l’autre, si tant est que l’avantage définitif ne soit pas du côté de l’exploitation individuelle, malgré ses imperfections ; elle se dit surtout que la propriété, si elle n’est pas trop considérable, moralise l’homme au point de vue social, l’attache à sa patrie et au coin de sa patrie où il réside, le stabilise, le fait régulier, s’oppose à ce qu’il peut avoir d’instincts nomades et aventureux et que ce sont là des bénéfices sociaux très considérables.
Mais elle se dit aussi que moraliser et stabiliser une partie de la population, celle qui aura su acquérir, c’est démoraliser et déstabiliser d’autant la partie de la population qui n’aura pas su acquérir et posséder ; et, sur toutes ces idées ensemble, elle se fait un idéal tout contraire à celui que nous avons vu qu’elle caressait tout à l’heure, aussi égoïste du reste, c’est-à-dire aussi fortement imposé par l’instinct social.
Elle désire que tous les citoyens possèdent ou que le plus grand nombre de citoyens possède. Elle fait des partages égaux de terres, qui, naturellement, ne se maintiennent pas, des possesseurs les uns perdant leurs biens par infériorité intellectuelle ou morale et les autres, par supériorité intellectuelle ou morale, augmentant les leurs ; — elle fait de grands efforts pour que ces partages égaux se maintiennent cependant, proposant (Platon, Lois, XI) qu’un père ayant plusieurs enfants en choisisse un pour succéder à sa portion et donne les autres en adoption à quelqu’un qui n’a point d’enfants, afin que le nombre des citoyens soit toujours égal à celui des partages ; — elle propose (Phaléas de Chalcédoine dans Aristote, Politique, II, 7) que les riches donnent des dots aux filles des pauvres ; — lorsque la différence devient trop grande entre les fortunes des riches et les conditions des pauvres, elle propose ou impose (loi agraire) un nouveau partage des terres, ce qui est un expédient pour un nombre d’années assez restreint ; — elle s’attaque à l’héritage : tantôt elle ne permet pas au citoyen de tester (lois d’Athènes antérieures à Solon) pour que le partage égal entre les enfants diminue les parts, ne permette pas que tombe aux mains d’un seul une part disproportionnée, conjure, comme dit Montesquieu, la « funeste différence entre la richesse et la pauvreté » ; — tantôt, partagée entre le sentiment de la liberté individuelle et de l’intérêt social, elle restreint seulement la liberté de tester et, assurant aux enfants non favorisés par le testateur une portion légale, empêche la portion du favorisé d’être trop forte ; — tantôt elle charge l’héritage d’une redevance si forte envers l’État, qu’elle l’annule en trois générations, l’État, en ce laps de temps, par ses reprises à chaque décès, ayant absorbé tout l’héritage primitif.
En un mot, elle maintient et elle refoule la propriété individuelle ; elle la soutient et elle la réprime ; elle l’encourage et elle la ronge. Son objet, à ce nouveau point de vue qu’elle a adopté, c’est beaucoup de petits propriétaires et, pour cela, une loi de maximum sur les propriétés. Tout citoyen pourra être propriétaire ; nul ne pourra posséder plus de… (chiffre à fixer). C’est le rêve de Rousseau dans sa constitution de Pologne ; c’est, toutes différences négligées et en prenant la moyenne, l’idéal de tous les politiques de la Révolution française, jusqu’à Babeuf exclusivement.
Qu’est-ce à dire ? Que la société, ne pouvant pas extirper le préjugé propriétiste, lui cède, le trompe et le détourne. Elle lui cède en lui permettant d’exister, de se manifester, de s’exercer. Elle le trompe en lui laissant croire qu’il s’exerce alors qu’il s’exerce à peine, un propriétaire n’étant qu’un usufruitier et sa fortune, tout compte fait, appartenant à l’État beaucoup plus qu’à lui, beaucoup plus surtout qu’à ses enfants pour qui il l’a acquise et la conserve.
Elle le détourne de son but, sans qu’il s’en aperçoive, la soif d’acquérir décuplant l’énergie de l’homme et lui faisant déployer des efforts qu’il croit qui sont à son profit, mais qui, par les mesures qu’a prises l’État, n’ont d’effets réels que dans l’activité générale, la production générale et la prospérité générale, sans profits sensibles pour lui. Exciter la cupidité de l’homme pour que, croyant travailler pour lui, il travaille pour la société, c’est le jeu que la société a fini par adopter relativement à l’instinct propriétiste. La société, ici, est un maître qui va à la chasse aux truffes avec un animal familier et qui, à chaque truffe découverte, lui donne un gland.
Le propriétisme est un préjugé naturel que la société, ne pouvant détruire, a endigué et canalisé. Une fois qu’elle l’a eu canalisé solidement, elle n’a plus eu intérêt à le détruire et n’a plus eu intérêt qu’à l’encourager et à l’activer. Elle l’a revêtu alors de favorables noms et d’appellations élogieuses. Elle le nomme épargne, économie, esprit d’ordre, esprit de prévoyance, esprit de discipline envers soi-même. Elle met la propriété au nombre des droits de l’homme et déclare sacrées, pour les individus, ces propriétés qu’elle ronge, sape et mine sans cesse à son profit. Elle est, à leur égard, comme une fourmilière qui défend énergiquement ses pucerons contre tous leurs ennemis, à la condition de les traire, et que ses pucerons remercient de sa sollicitude avec une infinie reconnaissance.
Cependant son rêve primitif n’est pas dissipé. Il ne l’est ni par les difficultés de son exécution, ni par cette considération que le régime actuel est peut-être, après tout, le meilleur pour elle et le plus favorable pour elle. Il en est, mutatis mutandis, pour la société, de la propriété comme de la religion. Elle a tellement socialisé la religion qu’elle pourrait être satisfaite des résultats obtenus ; il lui reste toujours ce regret que, malgré tout, la religion soit autre chose qu’elle, que l’instinct religieux ne soit pas tout entier créé par elle, sorti d’elle, découlant d’elle, ne soit pas elle-même prise à un certain point de vue. De même, si socialisée que soit la propriété, si trompé et détourné au profit de l’État que soit l’instinct propriétiste, la société regrette toujours que la propriété ne soit pas purement sociale. A mesure que les sociétés deviennent plus démocratiques, une tendance sociale se manifeste, plus accusée, dans ce sens ; contrariée du reste par une autre.
Une tendance sociale se manifeste dans ce sens, parce que l’esprit d’égalité s’est répandu et que l’égalité trouve son compte au nivellement des fortunes et ne le trouve même complet que là.
Cette tendance est contrariée par une autre, parce que si la démocratie statique veut le nivellement des fortunes, la démocratie en marche a pour premier geste de s’approprier des fortunes, soit en les acquérant par le travail, soit en se les adjugeant dans une crise sociale comme la Révolution française. Il en résulte que les démocraties modernes ne sont socialisatrices des propriétés que partiellement, non point unanimement. C’était la plèbe romaine qui était unanimement, sinon socialisatrice des propriétés, ce système n’étant point inventé, du moins unanimement agrarienne, c’est-à-dire partagiste, parce qu’elle n’avait rien ; et elle le fut, comme le dit Montesquieu, « continuellement », aussi bien au temps « de la frugalité, de la parcimonie et de la pauvreté » qu’aux temps « où le luxe des Romains fut porté à l’excès ». Dans les démocraties modernes il n’y a pas de plèbe, il y a plusieurs plèbes superposées les unes aux autres et les deux ou trois plèbes supérieures, plèbes relativement à ce qui est au-dessus d’elles, bourgeoisies relativement à ce qui est au-dessous, désireuses de partager quand elles lèvent les yeux, et répugnant à partager quand elles les baissent, tendant à une socialisation quand elles veulent rabaisser ceux qui les dépassent, ne se souciant pas de socialiser quand elles songent que cela élèverait ceux qu’elles dominent, se contentent de souhaiter qu’on tonde le riche, le riche étant toujours, par définition, celui qui l’est plus qu’on ne l’est.
Or en cela les plèbes sont précisément dans l’état d’âme de l’État lui-même, lequel n’encourage la possession que pour en profiter.
Il est donc à croire que le préjugé propriétiste, entretenu avec soin, peut-être avec raison, par la société, croîtra et s’avivera, tout au travers des attaques dont il est l’objet, plutôt qu’il ne tendra à s’éteindre.
De tout temps l’homme a été partagé entre le désir de savoir et un instinct secret qui l’avertissait que savoir lui est inutile. La Genèse croit que la chute de l’homme vient de ce qu’il a voulu savoir ce que Dieu s’était réservé de connaître. L’homme a voulu être « comme un Dieu », et c’est pour cela qu’il a été condamné à une vie de misère, ou, si l’on préfère, c’est pour cela qu’il s’est condamné à une vie de misère et d’infortunes.
L’Ecclésiaste dit : « J’ai appliqué mon âme pour acquérir la science et la doctrine et j’ai vu que cela aussi est vanité, travail et affliction d’esprit ; parce qu’une grande sagesse est accompagnée d’une grande indignation et que plus on a de science plus on a de peine. »
Prométhée a été puni, moins sans doute pour avoir donné aux hommes quelque chose d’utile que pour avoir dérobé aux dieux et divulgué un des secrets qui leur appartiennent. Il est le type de l’inventeur qui déplaît à la Divinité et qui est frappé par elle.
Le mythe de Psyché est analogue. Psyché est punie de sa curiosité, de son indiscrétion, de sa démangeaison de savoir ; elle perd tout son bonheur à vouloir le connaître, à vouloir en connaître la raison, la cause et l’auteur.
Sémélé, pour avoir voulu voir Zeus, non pas comme il lui permettait de le contempler, mais dans toute la vérité de sa gloire divine, fut consumé par les rayons qui émanaient du dieu.
Il est évident que ceci est une forme de la Némésis ; mais c’en est une forme particulière. La Némésis ne veut pas que l’homme soit trop puissant, ou trop heureux, parce que la puissance et le bonheur sont apanages des dieux. Au fond du mythe il y a ceci : la puissance et le bonheur, délogeant l’homme de sa position naturelle, le dépaysant, le désorientent et le jettent, par une sorte de déséquilibre et de démence, dans le malheur.
La Némésis, sous sa forme de puissance mystérieuse poursuivant celui qui a appris, ne veut pas que l’homme sache au delà, sans doute, d’une certaine limite, au delà de ce qu’il doit savoir pour ses besoins. Pourquoi cela ? Parce que le savoir aussi est apanage des dieux qui savent pour l’homme ce qu’il lui faut et que l’homme par conséquent est impie, n’a pas confiance, à vouloir le savoir lui-même. Au fond du mythe il y a ceci : la science aveugle ; étant divine, c’est-à-dire infinie, n’étant jamais épuisée, la recherche qu’on en fait élargit indéfiniment le cercle de l’ignorance, et c’est à vouloir parcourir et percer ce cercle, que les yeux de l’homme s’usent et s’éteignent.
Le christianisme a adopté ces maximes.
Saint Paul parle avec dédain de la science qui enfle, pour l’opposer à la charité qui édifie.
Saint Jean a mis la passion du savoir de pair avec celle du plaisir et celle de la domination : « Omne quod est in mundo est concupiscentia carnis, et concupiscentia oculorum et superbia vitae ; tout ce qui est sur la terre est concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux ou orgueil de la vie. » Ce que saint Augustin a interprété par libido sentiendi, libido sciendi, libido dominandi, passion de sentir, passion de savoir, passion de dominer.
Dante ne manque pas de mettre Ulysse dans son Enfer parce que, par désir de connaître, il a osé franchir les colonnes d’Hercule et a découvert l’Océan.
L’Imitation de Jésus-Christ insiste sur ce point : « Après avoir beaucoup lu et beaucoup appris, il en faut toujours revenir à l’unique principe de toutes choses ; c’est moi qui donne à l’homme la science et qui éclaire l’intelligence des petits enfants plus que l’homme ne pourrait par aucun enseignement… Malheur à ceux qui interrogent les hommes sur toutes sortes de questions curieuses et qui s’inquiètent peu de me servir… C’est moi qui, en un moment, élève l’âme humble et la fais pénétrer plus avant dans la vérité éternelle que ne le pourrait celui qui aurait étudié dix ans dans les écoles… Quelques-uns, en m’aimant ainsi, ont appris des choses toutes divines dont ils parlaient d’une manière admirable ; ils ont fait plus de progrès en quittant tout que par une profonde étude. »
Pascal remarque que « les trois concupiscences ont fait trois sectes et que les philosophes n’ont fait autre chose que de suivre une des trois concupiscences… Les uns le cherchent [le vrai bien] dans l’autorité [libido dominandi ; ce sont sans doute les stoïciens, qui se prétendent au-dessus des rois quand ils sont sages] ; les autres dans les voluptés [libido sentiendi ; ce sont les épicuriens] ; les autres dans les curiosités et dans les sciences [Platon, qui a confondu la science et la vertu, et Aristote, qui n’a cherché qu’à savoir]. » Et par ce qui suit, où il parle de ceux qui ont plus approché du vrai en éliminant tous les biens qui peuvent être possédés individuellement, comme n’étant pas des biens, on voit assez qu’il croit dans l’erreur autant ceux qui ont confiance dans le savoir que ceux qui fondent sur la domination ou sur le plaisir.
Jean-Jacques Rousseau attribue, comme on sait assez, tout le malheur humain à la science ; mais, pour plus de précision, voyons bien comme il raisonne. C’est ainsi. Est-il vrai que nous sommes malheureux ? Vous le reconnaîtrez. Y avait-il dans la condition humaine, la civilisation n’ayant pas commencé, de quoi l’être ? On ne le voit point. Remontez à l’origine de tous vos maux, de chacun de vos maux, vous trouverez un savoir, quelque chose que l’on a appris. Les malheureux artisans souffrent dans les mines et les usines ; cela vient de ce qu’on a découvert le fer et la manière de le travailler ; — vous, riche et prétendument heureux, vous vous épuisez de mollesse dans vos appartements, ou vous êtes saisis par le froid et rendus malades dès que vous en sortez ; c’est qu’on a inventé les maisons confortables au lieu de continuer la vie de plein air ; — ne vous plaignez pas des maladies : toutes viennent de la science de la cuisine et quelques-unes en même temps de la science de la médecine, qui se trompe souvent et sur laquelle on se trompe, ce qui vous donne une affection réelle à propos d’une autre que vous croyiez avoir ; — ne vous plaignez même pas des tragédies de la nature ; ce n’est pas l’architecture qui a inventé les tremblements de terre ; mais c’est parce que nous habitons des maisons hautes à matériaux lourds que les tremblements de terre nous écrasent ; l’architecture n’a pas fait les tremblements de terre, mais elle les a faits dangereux.
Nos passions mêmes sont les fruits malsains d’une science malsaine. Elles sont excitées par tout ce qu’on a découvert pour les satisfaire et redoublées par tout ce qu’on a inventé pour les assouvir. En elles-mêmes elles sont bénignes ; fouettées par la science de leurs objets, par la connaissance minutieuse et approfondie de ce à quoi elles aspirent, elles sont devenues ambitieuses, furieuses et mortelles. L’amour ne serait que très languissant et ne serait que salutaire, sans toutes les méditations sur l’amour faites par les philosophes et les poètes ; — il en est de même de l’ambition, et c’est Homère qui a fait Alexandre ; — il en est de même de la gourmandise, et s’il est très vrai que ce sont les gourmands qui ont fait les cuisiniers, encore plus l’est-il que ce sont les cuisiniers qui ont fait les gourmands.
Il en est ainsi de toutes les passions.
Donc « j’ai bien peur que quelqu’un ne s’avise un jour de me répondre que toutes ces grandes choses, savoir les arts, les sciences et les lois ont été très sagement inventées par les hommes comme une peste salutaire pour prévenir l’excessive multiplication de l’espèce, de peur que ce monde qui nous est destiné ne devînt à la fin trop petit pour ses habitants ». — Perfectibilité, c’est ce qui distingue l’homme des animaux ; oui, et c’est ce qui fait sa perte, c’est ce qui l’élève au-dessus des bêtes, puis le rabaisse au-dessous d’elles et l’en distingue toujours ; « il serait triste pour nous d’être forcés de convenir que cette faculté distinctive et presque illimitée est la source de tous les malheurs de l’homme, que c’est elle qui le tire, à force de temps, de cette condition originelle dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et innocents ; que c’est elle qui, faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de la nature et de lui-même. Il serait affreux d’être obligé de louer comme un être bienfaisant celui qui le premier suggéra à l’habitant des rives de l’Orénoque l’usage de ces ais qu’il applique sur les tempes de ses enfants et qui leur assure une partie du moins de leur imbécillité et de leur bonheur originel ».
La position de la société en face du Ama nescire est très curieuse. Elle est double et par conséquent pleine d’embarras ; elle est double et embarrassée et par conséquent pleine de duplicité.
D’une part, la société sait très bien qu’elle a besoin de vérité et de savoir. Ce sont les progrès de la société et les exigences de la société en raison de ces progrès, qui ont fait de la vérité une valeur. Les hommes primitifs avaient peu besoin de vérité. Savoir que telles plantes sont vénéneuses ; savoir que telle saison est bonne pour semer les céréales, savoir que tels simples sont des remèdes assez efficaces, c’est à peu près tout ce qu’il importait aux hommes de connaître. Mais la société étant faite, elle a eu besoin d’exactitude.
Cette chose odieuse aux hommes primitifs, odieuse encore à la plupart des femmes, l’exactitude, est un besoin social. Il faut, si humble qu’elle soit, que la société ait de l’exactitude dans son administration, c’est-à-dire des renseignements sûrs, précis, sans aucun flottement, sur ses besoins, ses ressources, ses dépenses ; il faut qu’elle ait des renseignements exacts sur ses ennemis, leur nombre, la distance où ils sont ; il faut qu’elle ait des renseignements exacts sur la manière dont elle a réussi à vaincre et sur la manière dont elle a été vaincue.
Vérité administrative, vérité géographique, vérité historique, s’imposent comme moyens de salut, comme nécessités pour la vie. Le hableur de place publique dissertant sur les choses d’administration, le voyageur romanesque et romancier, l’historien poète épique, tous gens charmants et que c’est plaisir d’écouter, deviennent, au grand regret de chacun, mais il faut bien qu’on s’y résigne, des ennemis publics. Vera pro gratis loqui necessitas cogit.
La vérité n’a d’importance que sociale, mais elle a une importance sociale de premier ordre. Elle est une valeur sociale, elle est la première des valeurs sociales. A ce titre, la société la loue, l’honore et l’impose.
Mais, comme il arrive toujours, car l’homme est généralisateur, de ce que la vérité, certaine vérité, certaines espèces de vérité, importent à la société, il en est conclu, assez généralement, qu’il faut la chercher en toutes choses, en sciences proprement dites, en morale, en politique générale, en métaphysique, en religion, et qu’il ne peut en résulter que du bien, comme de la rechercher en choses intéressant la cité il n’est résulté et il ne résulte que du bien social.
Une chose du reste, à l’user, se révèle, très intéressante : c’est que la recherche de la vérité, la recherche de la connaissance, fait l’homme relativement heureux ; que la vie scientifique est une vie heureuse ; et alors la science ayant le même agrément que l’art, devenant une manière d’art, devenant un art à la recherche du vrai comme l’art est un art à la recherche du beau, la science devenant l’art du vrai, ce qu’elle avait d’odieux disparaît, le savant vaut le poète. Et de ces deux idées : utilité sociale de la science, contribution de la recherche scientifique au bonheur individuel, — l’homme cherchant toujours la conjonction du bonheur individuel et du bonheur social, — naît cette troisième idée : la science est la première des valeurs ; non seulement la première des valeurs sociales, mais la première des valeurs, absolument, et il n’y a d’important que la vérité.
C’est l’idée peut-être de Socrate ; c’est l’idée certainement de Platon et d’Aristote, malgré les différences qu’il y a entre eux c’est l’idée hellénique par excellence ; c’est l’idée qui, après avoir traversé, plus ou moins triomphante, toute l’antiquité, est le fond même de la civilisation moderne.
Mais ici la société, l’instinct social hésite, et il faut convenir qu’il a quelque raison d’hésiter. Il se demande, lui toujours utilitaire, d’abord si la recherche de toute vérité, de toute la vérité, lui est bien utile, et il ne voit pas trop ce que l’explication de la nature et l’explication du surnaturel pourrait bien lui apporter. La connaissance est pour lui un divertissement extrasocial, une curiosité de méditatifs qui ne l’intéresse en quoi que ce soit.
Il se demande ensuite, ce qui est plus grave, si la recherche de la vérité n’irait pas contre lui-même. Il se demande si la société ne repose pas sur des conventions faisant office de vérité que la recherche de la vérité pourrait mettre en discussion, en doute et désautoriser. Intimement associée comme nous l’avons vu, à la religion qu’elle a rectifiée à son usage, qu’elle a socialisée ; à la morale qu’elle a rectifiée à son usage, qu’elle a socialisée ; à des opinions générales, de différentes sortes, qui sont nées d’elle et du besoin qu’elle avait qu’elles fussent et qui ne sont rien moins que prouvées ; la Société a peur que la recherche de la vérité ne batte en ruine la religion, la morale et les opinions générales nées de la société et pour son service.
Cela en tous les temps. A telle époque la société a peur pour le principe aristocratique sur lequel elle repose et que la science menace de ramener à l’état de conception fausse ; à telle époque elle a peur pour le principe démocratique que la science menace de ramener à l’état de conception contre nature et absolument artificielle.
Elle a peur pour la morale qu’elle a tellement faite sienne que de démontrer qu’elle est individuelle et qu’elle a pour but le bonheur personnel ou la perfection et la sainteté personnelle, serait ôter à la société son rôle de créatrice et édificatrice de la morale et, par conséquent, son autorité mystique, ne lui laissant que son caractère de nécessité matérielle.
Elle a peur pour elle-même enfin, pour elle-même en soi, si je puis dire, sentant bien que, née d’une nécessité historique, née d’une circonstance, née d’un accident, à la vérité cent fois séculaire et qui fait mine d’être séculaire encore longtemps, mais enfin d’une nécessité historique, d’une circonstance et d’un accident ; elle n’a pas en elle une vérité essentielle, une vérité éternelle et éternellement inébranlable et qu’elle peut être, par la recherche du vrai, démontrée comme fausse, ou tout au moins, par le vrai absolu, démontrée comme relative.
Pour ces raisons, personne n’a peur de la vérité, personne n’a peur de la connaissance comme la société. Elle l’aime pour soi ; elle l’aime en choses administratives, en choses géographiques, en choses de statistique, en choses historiques. En choses générales, elle ne l’aime pas.
Cédant à l’opinion générale qui s’est faite, — quand elle s’est faite, — que la vérité est toujours bonne, bonne en toutes choses, et que la recherche de la vérité est toujours bonne, bonne en toutes choses, la société feint de favoriser la recherche de la vérité ; elle institue des chaires, des laboratoires de science absolument libre ; mais elle s’arrange toujours de manière à codifier et à imposer à très peu près une science officielle, c’est-à-dire une vérité officielle qui est celle qui est accommodée à la société telle qu’elle est à un moment donné, qui est celle qui, à ce moment, démontrera la société telle qu’elle est comme étant bonne. Il y aura une science aristocratique dans les pays d’aristocratie, une science monarchique dans les pays de monarchie et une science démocratique dans les pays de démocratie. « On nous parle aujourd’hui d’un Dieu républicain », disait spirituellement Alfred de Musset.
Ainsi la société combat plus ou moins ouvertement le préjugé qui est né d’elle-même, l’opinion que la science est la méthode de salut et que la vérité est le salut même. Elle combat cette opinion en tout ce qui ne la regarde pas personnellement et directement, continuant à s’y ranger en ce qu’elle voit distinctement qui la regarde ; et, au fond et en général, elle en revient au préjugé de l’ignorance, au Ama nescire.
La religion dit : « Ne vous occupez pas de tant de choses qui vous dépassent ; je suis la vraie science, la science de vie, la seule nécessaire. » La société, cette religion temporelle, dit tout de même : « Ne vous occupez pas de tant de choses qui probablement vous dépasseront toujours ; je suis la vraie science, la seule nécessaire, la science de vie sociale. Ce que je veux qu’on sache, c’est ce qui peut avoir importance pour que je vive ; ce que je veux qu’on recherche, c’est ce qui peut importer pour que je me développe et m’agrandisse ; pour tout le reste, aimez une discrétion salutaire et une abstention très prudente ; aimez ce qui ne vous écartera ni de moi ni des conventions utiles sur lesquelles je repose ou avec lesquelles j’ai fait un accommodement qui a ajouté à ma force. Aimez à ignorer ce qui est en dehors de moi. Ce qui n’est pas avec moi peut être contre moi ; — et contre vous, puisque vous ne vivez qu’en moi et par moi. »
Les préjugés sociaux sont généralement assez bien d’accord entre eux. Ils tendent au même but, la conservation sociale ; ils sont nés du besoin qu’on en a, ou ils se sont accommodés à ce besoin et altérés dans le sens de ce besoin. Tant de communautés les font comme parents et alliés les uns des autres.
Cependant ils ne laissent pas de se heurter quelquefois et d’entrer dans une lutte, le plus souvent sourde, quelquefois plus accusée. Il y a lutte surtout entre ceux qui, quoique socialisés et très socialisés, sont cependant antérieurs à la société et ceux qui sont purement des produits directs de la société elle-même ; bref, entre les préjugés socialisés et les préjugés sociaux.
Il est naturel, par exemple, que l’amour de la vie soit en lutte souvent avec l’instinct du sacrifice de la vie. L’amour de la vie est un sentiment instinctif, qui, élaboré par la réflexion, est devenu moins impulsif, est devenu une opinion, mais une opinion encore très mêlée d’instinct, d’une force énorme sur l’esprit, même sur l’esprit qui veut la combattre.
L’instinct du sacrifice de la vie est un instinct acquis, laborieusement acquis, que la vie sociale a fini par inculquer dans l’esprit et même dans le cœur de l’homme. C’est bien un instinct, puisque celui qui sacrifie sa vie à sa patrie ne raisonne pas, ne délibère pas, à proprement parler ne veut pas, et c’est sa gloire même d’avoir tant voulu qu’il n’ait plus besoin de vouloir ; ou c’est la gloire de sa race qu’elle ait tant voulu que son produit n’ait plus besoin de vouloir ; c’est bien un instinct, mais c’est un instinct acquis et acquis longuement et péniblement.
Rien d’étonnant à ce que, contre lui, l’ancien instinct, l’instinct naturel, héréditaire aussi — ou rompant l’hérédité comme force atavique, — se révolte contre l’instinct nouveau et le combatte. C’est l’individualisme contre la société, c’est l’individu ancestral se réveillant et se demandant d’où vient le droit à la société de vouloir qu’il ne vive qu’en elle, à ce point de mourir pour qu’elle vive. La réponse de la société est : « Tu ne serais pas venu à la vie si je n’existais pas », et c’est parfaitement vrai ; mais l’instinct résiste.
Ces luttes de l’instinct de vie individuelle contre l’instinct de vie sociale non seulement sont dramatiques, mais elles contribuent à constituer le devoir, le devoir s’alimentant du souvenir de ces luttes mêmes et de la peine que coûtent ces sacrifices ; s’en alimentant et même en naissant, car si ces déchirements n’existaient pas et si les sacrifices n’existaient pas, il n’y aurait pas de devoir, il y aurait automatisme. Le patriotisme n’existe qu’à la condition qu’on ait envie de désobéir à la patrie, puisqu’il n’existe qu’à la condition qu’il soit dur de lui obéir. Les héros de Corneille ne sont des héros que parce qu’ils sont, et assez longtemps, sur le point de ne pas l’être ; et Corneille n’est une école de devoir que parce qu’il nous montre des hommes qui ont toutes les peines du monde à le faire, mais qui le font. L’instinct d’amour de la vie rend à l’instinct de sacrifice le service de l’ébranler, pour que, n’étant plus instinct qu’à demi, il ait le mérite de contenir de la volonté. La société est assise et fondée sur le devoir précisément parce qu’il y a deux instincts dans l’homme et qu’ils luttent l’un contre l’autre. La société a à livrer une éternelle bataille contre la nature, et son histoire, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, n’est que le bulletin de ses victoires.
De même, quoique toute la morale, à mon avis, soit une invention de la société, la morale individuelle est souvent en lutte avec la morale sociale. La morale individuelle, à mon avis, n’est pas le germe d’où sort la morale sociale ; elle est, au contraire, le dernier échelon où s’élève la morale humaine après avoir traversé la morale sociale : à la morale des animaux se superpose la morale sociale des animaux ; à la morale sociale des animaux se superpose la morale sociale humaine ; à la morale sociale humaine se superpose la morale individuelle, qui n’est plus : « je dois » ; mais : « je me dois ».
Cette morale, élaborée du reste par la morale sociale et qui en est le dernier produit, dépasse et surpasse la morale sociale, se fait des règles à elle-même, selon le sentiment et selon l’idée de l’honneur ; et, dépassant et surpassant la morale sociale, ne laisse pas de s’apercevoir à un moment donné, telles circonstances étant données, qu’elle la dépasse et la surpasse en effet. Elle se rend compte, certainement, de toutes les raisons d’être de la morale sociale et elle l’approuve d’exister ; mais cependant elle se sent au-dessus d’elle. Elle se demande si elle n’est pas une illusion de « l’amour-propre » et de la vanité ; mais quand elle s’est bien interrogée sur ce point et quand, en conscience, elle s’est répondu négativement, elle se sent pieusement insoumise aux lois parce qu’elle se sent législatrice elle-même au delà des lois et elle peut entrer en conflit avec la morale sociale.
Vous songez avec raison à l’Antigone de Sophocle. Quand Antigone oppose aux lois écrites les ἄγραπτα νομίματα, les lois qui ne sont écrites nulle part et auxquelles elle se range, c’est elle-même qu’elle sent législatrice au delà des lois, du droit de son grand cœur, de sa haute intelligence et de sa vue plus complète de l’humanité. Jamais on n’a opposé d’une façon plus forte et plus éloquente la morale sociale et la morale d’un seul, la société législatrice et le législateur isolé sûr d’avoir raison contre la société législatrice, la science d’un contre la science de tous. « Le plus sage des Grecs », après un autre peut-être, a voulu dire que tel individu ne se sépare de la société que parce qu’il la dépasse et en la dépassant y rentre véritablement, parce qu’il se place à l’avance dans une société qui dépassera celle d’aujourd’hui et relativement à laquelle il est au centre, loin de se trouver au dehors.
Car le conflit de la morale individuelle et de la morale sociale est la condition même du progrès moral, non point la seule, mais une condition très importante. Une société ne peut pas s’améliorer en se regardant ; elle se trouve trop sage, ce qu’elle a fait contre la sagesse ayant été fait conformément à son tempérament, à ses passions maîtresses, auxquelles elle tient. Elle peut s’améliorer, il est vrai, en considérant les nations étrangères, et peu de choses m’ont paru plus judicieuses dans toute l’histoire que les nations anciennes envoyant chercher des lois pour elles dans les pays étrangers. Mais elle s’améliore surtout par les individus nés dans son sein, qui s’élèvent au-dessus d’elle, qui conçoivent une morale individuelle plus pure, qui conçoivent pour eux-mêmes une morale plus pure ; que l’État, généralement, fait périr comme ennemis publics ; qui laissent des disciples et dont la morale individuelle est transformée par la propagande de ces disciples en morale sociale ; — avec le déchet qui se produit toujours dans ces histoires-là.
Il est donc d’intérêt public que la morale publique soit combattue quelquefois par la morale individuelle.
En conflit encore, souvent, la religion et l’État, et ici nous rentrons dans la catégorie des idées générales présociales dont la société a comme hérité et qu’elle a transformées selon ses intérêts, à son image et à son profit. La société socialise la religion qu’elle reçoit quand elle se forme. Elle l’adoucit, elle la civilise, elle la moralise comme nous avons vu. Mais la religion résiste de toutes sortes de façons ; elle résiste tantôt comme arriérée, tantôt comme en avance, toujours comme individuelle.
Comme arriérée. Surtout dans les commencements et pendant très longtemps, elle résiste aux législations qu’elle n’inspire pas et qui sont le résultat soit des nécessités sociales, soit des emprunts faits aux nations qui ont d’autres dieux ; et elle résiste, quelquefois avec raison, aux mœurs nouvelles qui sont en contradiction avec les mœurs inspirées et consacrées par les anciens dieux. La lutte du passé et du présent a très souvent, le plus souvent, couleur religieuse, plus même, quelquefois, que la religion ne voudrait ; car si la religion se réclame du passé, le passé qui veut survivre se réclame encore plus de la religion.
Comme en avance. Après une révolution religieuse qui marque toujours une révolution sourde et inaperçue des mœurs, la religion joue le rôle que vous voyiez joué tout à l’heure par la morale individuelle ; elle juge la société, non plus d’après un passé vénérable et donné pour sacré, mais d’après un idéal qu’elle s’est fait et qu’elle veut imposer. Dans ce cas, elle a pour elle les jeunes et non pas les vieillards, les générations qui montent et non celles qui déclinent. Dans ce cas, elle est plus morale, pour un temps, que la société à laquelle elle s’adresse et que la religion, socialisée depuis longtemps, qu’elle prétend surmonter et remplacer en la dépassant. Pendant toute la période de luttes, avec des tristesses, des misères et des horreurs inévitables, il y a une renaissance des énergies, des grands espoirs, des grandes forces morales. La religion nouvelle s’établit, réformée et réformante, purifiée et purifiante, réformant et améliorant surtout, je crois, celle à côté de laquelle elle s’installe ; force morale, du reste, et, tout compte fait, très appréciable ; — jusqu’à ce que, à son tour, elle soit socialisée par la société qui l’a admise.
Comme individuelle. La religion est toujours partiellement individuelle. Elle est une forme, la plus belle, de cet individualisme antérieur à la société et qui au sein de la société veut toujours renaître. La religion a beau être socialisée au point de se confondre apparemment avec l’État, elle n’est jamais socialisée complètement. S’il y a des dieux de l’État et qui sont les plus grands, il y a des dieux de gens, des dieux de famille, des dieux individuels.
L’État ne goûte point beaucoup cela. Il est bien remarquable que l’État romain n’ait jamais voulu que les plébéiens eussent des dieux autres que ceux de l’État. Il tolérait ceux des patriciens, comme souvenirs de famille et comme consécration de cette aristocratie même sur laquelle, tout compte fait, il reposait et à laquelle il fallait donner ou laisser un caractère sacré. Mais point de dieux particuliers pour le plébéien, qui ne doit adorer que Rome en elle-même et en la personne des dieux qui la protègent.
L’État goûte donc peu les dieux de famille et les dieux domestiques. Ils existent pourtant toujours, au moins en ce sens que chacun, parmi les dieux communs, choisit son dieu ou ses dieux particuliers, qu’il entoure et poursuit d’une dévotion particulière. Ils existent pourtant toujours en ce sens qu’en dehors de la religion officielle le croyant s’affilie à tels ou tels mystères où il trouve une religion distincte de celle de la cité. Ils existent pourtant toujours en ce sens que brusquement toute une partie de la population adopte, et avec une sorte de fureur, des dieux venus d’Orient et fait trembler de scandale, d’indignation et de peur le gouvernement, moins effrayé de la détestable morale qu’apporte, paraît-il, cette religion bachique, que du fait même que le peuple romain est en train de changer de dieux, de faire un schisme, de se séparer religieusement des dieux du Capitole.
Et en effet, qu’est-ce à dire ? C’est à dire que la tendance n’a pas péri, qu’elle ne périt jamais, de choisir son dieu, d’adorer individuellement, d’adorer en dehors de l’État, d’adorer celui que l’on veut adorer et non pas celui que la cité prétend imposer à votre adoration.
Et quand, de cette compression même, de cette ingérence de l’État dans la conscience individuelle, dans le sanctuaire de l’âme, ingérence que le citoyen ancien lui-même sent indiscrète et abusive ; de cette socialisation extrême, désordonnée et tyrannique de la religion, sort une religion qui sépare nettement ce que l’individu doit à l’État et ce qu’il se doit à lui-même ; qui laisse vivre et respecte la cité des hommes, mais réserve la cité de Dieu ; qui soustrait à l’État une partie de l’âme de l’individu, qui ne permet pas à l’État de prétendre y entrer, y administrer et y gouverner ; qui fait la séparation de l’Église d’avec l’État pour la première fois dans le monde, d’une façon non plus furtive et à demi inconsciente, mais nette, décisive et radicale ; qui, à la vérité, méconnaissant que c’est là qu’est sa force et oubliant son principe, se rattachera un jour à l’État ou se laissera rattacher à lui, mais qui toujours retiendra quelque chose de ses origines, et quoique alimentée, protégée, soutenue par l’État, ne se laissera jamais gouverner spirituellement par l’État, ne se laissera jamais dogmatiser par l’État, ne se laissera jamais socialiser ; et qui retrouvera toute sa force et toute sa vertu vivificatrice, même en des temps de peu de foi, quand de nouveau la séparation radicale entre elle et l’État sera faite ; — cette religion aura apporté au monde un régime essentiellement rationnel, un régime où ce qui doit rester à l’homme, au sein de la société, de son autonomie naturelle, sera respecté et sauvé ; un régime où l’homme, ne se sentant plus un simple rouage dans la machine sociale, pourra avoir, en même temps que le respect de la société, le respect de lui-même ; pourra avoir, en même temps que le culte de la société, le culte de soi et un ardent désir de se cultiver ; pourra, ne se bornant plus à se laisser élever, discipliner et améliorer par la société, vouloir s’améliorer lui-même au delà de la société, en vue d’un idéal qui dépasse la société et qui la surmonte ; pourra, quoique toujours fidèle à l’État, outrepasser l’État dans ses perfectionnements, dans ses édifications intérieures comme dans ses espérances ; d’autant plus dévoué, du reste, à la société que, ne se sentant plus sa chose, il se donnera d’autant plus à elle comme personne.
Ainsi, les conventions générales de l’humanité entrent en conflit et en lutte quelquefois et même souvent ; mais il est à remarquer qu’elles entrent en lutte le plus souvent, comme nous venons de le voir, pour un profit humain et même social, et que la lutte qui est entre elles est une condition et un facteur d’un progrès.
D’autre part, les conventions générales se transforment les unes dans les autres. Nous en avons vu un exemple bien frappant dans le culte de la force. Le culte de la force est d’abord le culte de la force physique ; puis il devient le culte de la force intellectuelle, qui est le contraire de la force physique ; puis il devient le culte de la force de cohésion, c’est-à-dire qu’il devient l’aristocratisme ; et l’aristocratisme devient le démocratisme qui est son contraire, le culte de la force de cohésion s’étant transporté de la cohésion d’une classe à la cohésion de tout un peuple, ou plutôt d’un parti embrassant la majorité d’un peuple[13].
[13] C’est ce qui explique, je crois, un passage de Montesquieu généralement peu compris et qui étonne : « La meilleure aristocratie est celle où la partie du peuple qui n’a point part à la puissance est si petite et si pauvre que la partie dominante n’a aucun intérêt à l’opprimer. Ainsi quand Antipater établit à Athènes que ceux qui n’auraient pas deux mille drachmes seraient exclus du droit de suffrage, il forma la meilleure aristocratie qui fût possible, parce que ce cens était si petit qu’il n’excluait que peu de gens et personne qui eût quelque considération dans la cité. » — Mais, se dit-on, ce n’était nullement une aristocratie ; c’était une démocratie ! Certainement ; mais Montesquieu sait bien qu’une démocratie, à moins qu’elle ne soit faite d’une nation unanime dans toutes ses idées, ce qui n’arrive jamais, est encore une aristocratie ; c’est une aristocratie très élargie ; c’est un parti qui, sachant qu’il a la pluralité, d’autre part sachant qu’il a de la cohésion et que, s’il n’a pas tout à fait la pluralité, il l’entraînera, s’attribue le gouvernement, exactement comme une aristocratie qui, quoique minorité, par sa force de cohésion et le prestige qu’elle en tire, s’attribue le gouvernement. La démocratie est donc une aristocratie très nombreuse, ce qu’était l’aristocratie d’Antipater. Seulement, ce n’est pas le petit peuple très pauvre qu’elle élimine du gouvernement, c’est la minorité riche et la minorité compétente. C’est l’aristocratie d’Antipater renversée. Mais il reste qu’appeler la démocratie une aristocratie nombreuse est très exact.
Dans cette évolution du culte de la force, la force intellectuelle a tourné la force physique et l’a supplantée ; puis la force de cohésion aristocratique a tourné la force intellectuelle et l’a supplantée ; puis la force de cohésion des plus nombreux a tourné la force de cohésion aristocratique et l’a supplantée à son tour ; et finalement le culte de la force a abouti au gouvernement de ceux qui sont individuellement les plus faibles.
Une transformation semblable, — beaucoup moins complète, jusqu’à présent du moins, — a lieu pour ce qui est de l’instinct de propriété. L’instinct de propriété est d’abord strictement et sauvagement personnel ; le primitif est propriétaire et entend être propriétaire de sa terre, de ses troupeaux, de ses femmes et de ses enfants ; puis, l’instinct de propriété, sans cesser d’être encore très personnel, devient familial ; le patriarche considère que son bien est avant tout sa propriété, mais l’est aussi, en quelque mesure, de sa femme légitime et de ses enfants. La dot est une chose à bien considérer à cet égard. Le primitif vole sa femme ou l’achète et il en est très précisément propriétaire ; le demi-civilisé ne la vole plus et ne l’achète plus ; c’est lui qui est payé ; c’est un progrès ou, si vous préférez, c’est un grand changement ; cela signifie que la femme n’est plus la chose du mari ; elle a son bien à elle, dont le mari n’a que l’administration ; elle pourra se retirer en reprenant son bien ; et son bien à elle et celui de son mari, considérés globalement, sont un bien de famille, déjà un bien collectif.
Puis vient, très longtemps après, l’instinct de propriété conventuelle, et c’est une époque bien importante dans l’histoire de l’humanité. Des hommes, transformant le sentiment familial, se sentent assez unis, assez frères, pour, conservant et très énergiquement l’instinct de propriété, jouir en commun d’une propriété qui appartient à tous et qui n’appartient à aucun d’eux.
Ici la transformation est très forte, forte à ce point qu’on pourrait croire que l’instinct de propriété a disparu. Il est plus fort que jamais ; mais il a changé de nature. Il a pris un caractère aristocratique. La volonté de puissance individuelle s’est changée en volonté de puissance collective, comme une aristocratie est un tyran à plusieurs têtes au lieu d’être un tyran à tête unique. Le moine jouit de la richesse de son couvent par une transposition de personnalité. Il se voit absolument pauvre en sa personne proprement dite, mais il se voit riche, influent, puissant en la personne de la communauté dont il est une cellule, et il est heureux d’être d’autant plus riche d’une façon qu’il est plus pauvre d’une autre ; et cela le charme que la richesse commune qu’il contemple avec orgueil soit précisément le résultat magnifique de son dénuement individuel ; et, humble comme fait, il est infiniment fier et heureux comme cause. La propriété conventuelle satisfait l’instinct de propriété comme on peut supposer que la source est satisfaite en contemplant la rivière.
Est-il possible, sur cet exemple très frappant, d’imaginer que l’instinct propriétiste se transformera encore en s’élargissant encore et arrivera à se satisfaire d’une propriété nationalement collective, d’une propriété où personne, ni individuellement, ni conventuellement, ne serait propriétaire et où chacun ne se sentirait possédant que dans la nation possédant tout ?
Il est possible. Pour mon compte je n’en crois rien, parce qu’il me semble que la propriété conventuelle n’achemine pas à la propriété sociale, mais en détourne. La propriété conventuelle est une propriété de gens qui, par un tour particulier de caractère, se sont séparés autant de l’individualité que de la nationalité, et autant de la nationalité que de l’individualité. Ils ne veulent pas posséder individuellement, mais non plus ils ne veulent, encore moins peut-être, posséder socialement. Ils se sont fait une personne collective qui se sent, qui a conscience d’elle-même, surtout en tant que distincte de la société. Ils se sont fait une personne collective qui est formée de penchants communs, d’idées communes, d’habitudes communes, lesquels ne leur sont communs que parce qu’ils leur sont chers et ne leur sont chers que parce qu’eux-mêmes sont éloignés, très éloignés, et dédaigneux, et très dédaigneux des habitudes, des idées et des penchants nationaux.
— Alors ils sont plus individualistes que des individualistes ?
— Mais tout juste ! Ils n’ont pas autre chose en eux qu’un individualisme intransigeant qui, pour s’affirmer et s’exercer, s’est allié à des individualismes du même genre et du même caractère et s’est fortifié par eux ; et, tout au contraire d’être un esprit de collectivisme général, leur collectivisme est un collectivisme de sécession, et il ne peut donc pas être un acheminement au collectivisme général.
Ce qu’il faudrait supposer, pour que le propriétisme individuel se transformât en propriétisme collectif, ce serait que tous les citoyens d’une nation eussent entre eux les affinités électives qu’ont entre eux les moines d’un ordre ; et cette supposition est bien arbitraire et elle est contredite par l’exemple même des moines qui n’ont d’affinités électives entre eux que précisément parce qu’ils n’ont pas de très fortes affinités électives avec les autres citoyens de la nation. On accepte la propriété collective pour se séparer de la masse ; ce n’est donc pas pour qu’on l’accepte afin de se noyer dans la masse ; on accepte la propriété collective pour se distinguer, et c’est donc qu’on ne l’accepterait pas pour se confondre.
Il est possible pourtant que l’instinct propriétiste s’élargisse jusqu’à devenir l’instinct de propriété collective sociale ; mais il me semble que ce ne pourrait être que chez un très petit peuple, où, à la grande rigueur, on peut supposer que les affinités entre les citoyens seraient aussi fortes qu’entre les moines d’un ordre.
Enfin, une transformation des préjugés généraux qui est elle-même assez générale est celle-ci. Renan a remarqué, dans l’Avenir de la Science, je crois, qu’au cours de l’évolution d’un peuple la langue ancienne qu’il a parlée et qu’il ne parle plus devient la langue savante et la langue sacrée. De même, toutes les « religions » des hommes deviennent en vieillissant des sentiments esthétiques. Sentiment religieux, sentiment monarchique, sentiment aristocratique, deviennent des sentiments esthétiques, des émotions esthétiques. Ceux qui les gardent trouvent beau de les avoir et les cultivent avec des sensations de beauté.
On a remarqué assez le caractère du sentiment religieux dans Chateaubriand. Son sentiment est l’amour de la beauté contenue dans le christianisme ; son sentiment est l’amour de l’émotion que le christianisme lui fait ressentir.
De même le monarchiste est fidèle à ses rois pour la beauté du sentiment même de fidélité ; son royalisme est un loyalism. Ce qu’il aime dans la monarchie, c’est qu’elle soit capable de lui inspirer un sentiment qui est beau et par lequel il se distingue du vulgaire.
De même, l’aristocrate, quand l’aristocratie a disparu, la restitue idéalement en se persuadant qu’elle est quelque chose qui ne rend plus de services, mais qui impose encore des devoirs, qui impose une conception particulière de la dignité et de l’honneur ; et il est fidèle à cette aristocratie toute spirituelle et il l’aime pour la beauté des sentiments qu’elle lui suggère.
En un mot, il y a une religion qui prend le caractère mystique, un monarchisme qui prend le caractère mystique et une aristocratie qui prend le caractère mystique.
Et qu’on ne pense point qu’en devenant sentiments esthétiques les anciennes croyances s’affaiblissent. Chez ceux qui les gardent elles gagnent au contraire en profondeur et en sincérité. Elles sont comme la vieille langue qui, parce qu’on ne la parle plus, devient sacrée pour ceux qui savent encore la lire. Il est étrange qu’on ait douté de la sincérité du sentiment religieux de Chateaubriand sous ce prétexte qu’il considérait la religion en artiste. On peut trouver que le sentiment religieux de Chateaubriand n’est pas très profond ; mais il est sincère, et ce n’est pas parce qu’il est artistique qu’il n’est pas profond. Au contraire ; s’il était plus pleinement artistique, si Chateaubriand admirait la beauté du christianisme uniquement, comme absolument incomparable à tout autre, alors il serait très profondément chrétien et plus chrétien peut-être qu’un chrétien aimant le christianisme pour la force morale qu’il y trouve.
Car le sentiment esthétique, quand il est fort, est absolument désintéressé, et c’est ce qui fait qu’il est sincère, et c’est ce qui fait qu’il est profond. Le chrétien qui est ému de la beauté du christianisme jusque-là qu’il l’aimerait passionnément, même s’il n’en retirait aucun réconfort, s’il n’y puisait aucune douceur d’âme et s’il n’y trouvait aucune espérance, serait chrétien parmi les plus chrétiens d’entre les chrétiens.
De même le monarchiste fidèle à une monarchie disparue et l’admirant avec une émotion d’artiste est le plus sincère des monarchistes parce qu’il est le plus désintéressé, et il est beaucoup plus sincère que M. de Villeroi aimant en Louis XIV les faveurs qu’il en pouvait recevoir.
Tout ainsi, aimer une aristocratie vivante dont on fait partie prouve peu et la sincérité et la force de cet amour, et de plus d’un aristocrate de cette sorte on pourrait dire : « Un aristocrate est un homme qui sous un régime populaire serait démocrate. » Mais l’amour pour une aristocratie morte est un acte de désintéressement qui prouve combien la beauté seule, vraie ou prétendue, du système aristocratique vous a touché.
La survie sentimentale des opinions anciennes prouve donc, non seulement qu’elles ont été puissantes, mais qu’elles le sont, qu’elles n’ont pas reçu leur force des circonstances, des contingences et des accidents, mais qu’elles avaient et qu’elles ont une très grande force en elles-mêmes. Gambetta disait : « Il faut réduire le cléricalisme à être un jeu de société. » Ne s’est-il trouvé personne pour lui dire : « Prenez garde ! Tant qu’on y jouera, c’est qu’il habitera les esprits comme quelque chose de très intéressant. Ce qu’il faudrait, c’est qu’on n’y jouât plus. Les jeux antiques sur les tombeaux des morts prouvaient quelque chose. — Quoi donc ? — Qu’on les croyait encore vivants. »
Les opinions anciennes devenues sentiments esthétiques sont des opinions qui survivent dépouillées de leurs mobiles intéressés et par conséquent qui sont très vivaces. Elles peuvent être des germes de végétations futures ; elles peuvent être des pierres d’attente des édifices de l’avenir.
Les préjugés, ou ce qu’on est convenu d’appeler ainsi, paraissent tellement nécessaires à la vie humaine et conditions de cette vie, et d’autre part tellement contredits ou mis en doute par la raison, que l’on s’est demandé souvent s’il n’y avait pas antinomie entre la raison et la vie, si l’homme ne vivait pas de mensonges ou d’illusions et s’il ne mourait pas de raison et de vérité. Nous avons déjà vu que les mythes d’Ève et du serpent, de Prométhée, de Psyché et toute la doctrine du Ama nescire sont dans le sens d’une réponse affirmative à cette question.
Même « aux siècles des lumières » il y a eu beaucoup de « réflexions » au sens précis du mot, dans cette direction. C’est Duclos qui écrit : « On déclame depuis un temps contre les préjugés ; peut-être en a-t-on trop détruit. Le préjugé est la loi du commun des hommes. La discussion en cette matière exige des principes sûrs et des lumières rares. La plupart, étant incapables d’un tel examen, doivent consulter le sentiment intérieur [qui est inspiré par le préjugé lui-même]. Les plus éclairés pourraient encore en morale le préférer souvent à leurs lumières. »
Fontenelle, si admiré avec raison par Nietzsche, écrit de son côté : « Ce qui maintient ce misérable monde, c’est que l’ordre que la nature a voulu établir dans l’Univers va toujours son train ; ce que la nature n’aurait pas pu obtenir de notre raison, elle l’obtient de notre folie » ; ce qui veut dire que nous obéissons, soit naturellement, soit socialement, la socialisation étant une seconde nature, à des suggestions que notre raison repousserait, encore que salutaires, et que notre déraison accepte, ce qui nous sauve.
Il disait encore : « On perdrait courage si l’on n’était soutenu par des idées fausses. »
Joubert revenait souvent sur cette idée : « Il y a souvent plus d’esprit et plus de perspicacité dans une erreur que dans une découverte. » — « Mes découvertes m’ont ramené aux préjugés. »
Pascal disait : « Lorsqu’on ne sait pas la vérité d’une chose, il est bon qu’il y ait une erreur commune qui fixe l’esprit des hommes, comme par exemple la lune, à qui l’on attribue le changement des saisons ; car la maladie principale de l’homme est la curiosité inquiète des choses qu’il ne peut pas savoir, et il ne lui est pas si mauvais d’être dans l’erreur que dans cette curiosité inutile. »
J’ai fait remarquer au cours de cet essai que Schopenhauer, avec son invention du Grand Trompeur, n’avait fait que transposer le rôle de la société à l’égard de l’individu. Le grand trompeur, c’est le préjugé social qui nous joue salutairement en vue de ses fins, qui assure la perpétuité de la race et de la cité en sacrifiant l’individu à la cité et à la race et qui nous persuade que c’est notre fin que nous poursuivons alors que nous poursuivons celle de l’espèce ; — et il est possible que la nature agisse de même, mais c’est moins net.
Nietzsche a cent fois opposé ces deux idées, ces deux forces et, pour ainsi parler, ces deux déités : vérité, vie ; et les a montrées en parfaite antinomie, la vie s’alimentant d’illusions, la vérité menant à la mort. « Préjugé des préjugés [c’est-à-dire : on a un préjugé contre les préjugés ; on a tort]. Il serait possible, au fond, que la conformation véritable des choses fût dangereuse et opposée aux conditions premières de la vie, si bien que l’apparence serait précisément nécessaire pour permettre de vivre. Notre monde empirique serait ainsi limité dans les bornes de la connaissance par les instincts de la conservation de soi : nous tenons pour vrai ce qui est bon, ce qui est précieux, ce qui sert à la conservation de l’espèce. En admettant que le monde-vérité existe, il se pourrait qu’il fût encore de valeur moindre pour nous ; car la dose d’illusion pourrait être d’un ordre supérieur pour nous à cause de sa valeur de conservation — à moins que son caractère d’apparence suffise par lui-même pour qu’on rejette une chose. » — « Critique du saint mensonge. — Pour des fins pieuses le mensonge est permis, c’est une des théories de tous les sacerdoces… Les philosophes, eux aussi, dès qu’ils ont eu l’intention de prendre en mains la direction des hommes avec des arrière-pensées sacerdotales, se sont immédiatement réservé le droit de mentir ; Platon avant tous. » — « Nécessité des valeurs fausses. On peut réfuter un raisonnement en démontrant qu’il est conditionné ; mais par là n’est pas supprimée la nécessité de l’émettre. Les valeurs erronées ne peuvent être exterminées par le raisonnement ; il faut comprendre la nécessité de leur présence : elles sont les conséquences de causes qui n’ont rien à voir avec les raisons. » — « Qu’est-ce, en dernière analyse, que les vérités de l’homme ? Ce sont ses erreurs irréfutables. » — « Pendant d’énormes espaces de temps l’intellect n’a engendré que des erreurs. Quelques-unes de ces erreurs se trouvèrent être utiles, conservatrices de l’espèce ; celui qui tomba sur elles accomplit la lutte pour lui et ses descendants avec plus de bonheur. Il y a eu beaucoup de ces articles de foi erronés, qui, transmis par héritage, ont fini par devenir une sorte de masse et de fonds humains… Ce n’est que fort tardivement que se présentèrent ceux qui niaient ou mettaient en doute de pareilles propositions ; ce n’est que fort tardivement que surgit la vérité, cette forme la moins efficace de la connaissance. Il semble que l’on ne puisse pas vivre avec elle, notre organisme étant accommodé pour l’opposé de la vérité… La force de la connaissance ne réside pas dans son degré de vérité, mais dans son ancienneté, son degré d’assimilation, son caractère en tant que condition de vie. Dans tous les cas où ces deux choses, vivre et connaître, semblaient entrer en contradiction, il n’y a jamais eu de lutte sérieuse ; sur ce domaine, la négation et le doute étaient de la folie… Jusqu’à quel point la vérité supporte-t-elle l’assimilation [pour n’être pas contraire à la vie] ? Voilà [désormais] la question, voilà l’expérience [à faire] ».
Il y a beaucoup de vrai dans tout ce que je viens de rapporter des penseurs des deux derniers siècles ; mais il me semble que la question est toujours par eux à demi mal posée, posée à côté, très près du vrai point, surtout par Nietzsche, mais encore à côté.
La vérité n’est pas opposée à la vie, contraire à la vie, funeste à la vie ; elle est opposée, contraire et funeste à la vie sociale. Si la vérité est opposée à la vie humaine, c’est que les hommes se sont mis en société, ce que du reste il s’est trouvé nécessaire qu’ils fissent, par où tous mes penseurs ont encore raison, et je dis qu’ils ont seulement posé la question avec une précision insuffisante.
Les vérités ne contrarient que la vie sociale. Les préjugés sont l’instinct de conservation des sociétés sous différentes formes. Les préjugés sont l’instinct social humain ; les hommes les ont comme les animaux ont l’instinct animal, chacun selon son espèce. L’homme est religieux (a une religion socialisée) et il est persuadé de son libre arbitre, aristocrate, propriétiste, etc. ; comme l’abeille fait sa ruche, la fourmi sa fourmilière et l’hirondelle ses migrations.
Mais qu’est-ce que c’est que l’instinct ? C’est de la raison fixée, c’est de la raison figée, c’est de la raison cristallisée. Il est parfaitement à croire, et les naturalistes nous l’enseignent maintenant, que l’animal a appris son instinct ; qu’il a cherché longtemps, — la peine de mort étant décrétée pour ceux qui ne les trouvaient pas, la survie étant décrétée par ceux qui les trouvaient un peu, au quart, à demi, — les conditions de vie, les procédés et méthodes à suivre pour se conserver et se perpétuer.
Il les a trouvés ; ceux du moins qui les ont trouvés ont subsisté. Mille espèces contre une, ne les ayant pas trouvés ont disparu. Ayant trouvé ses conditions de vie, l’animal s’est arrêté ; car il ne tient qu’à vivre, et c’est la différence principale entre lui et nous. Il s’est arrêté, et sa raison, si inventive, qui a été forcée d’être si inventive pendant des siècles, s’est fixée, n’a plus fait que les mêmes gestes, les gestes nécessaires et suffisants. C’est alors qu’on a pu la nommer instinct, l’animal ne paraissant plus qu’automatique et ayant l’air d’une mécanique réglée de toute éternité pour toute l’éternité.
Seulement, pour l’observateur attentif, l’animal devant une nouveauté qui le gêne, un obstacle nouveau qui l’arrête, sachant très bien inventer quelque chose qui n’était nullement inscrit dans l’instinct, on est bien forcé de convenir qu’il est doué de raison et que son instinct n’est qu’une raison ancestrale fixée ne varietur, nisi necessitate intercedente. L’animal est un animal raisonnable et raisonnant qui, seulement, arrivé à un certain point, ne sent plus la nécessité de ce que nous appelons le progrès, c’est-à-dire le changement, et s’arrête à un degré de civilisation qui lui paraît être suffisant. Les animaux sont des Chinois.
Il en est de même de nous, avec cette différence que nous avons toujours besoin de changement et que nous croyons toujours que tout changement est un progrès. Les préjugés sociaux sont notre instinct animal, et c’est-à-dire qu’ils sont notre raison séculaire fixée, relativement, dans des procédés, et des méthodes de conservation sociale.
Ces préjugés, pénétrés de raison sociale, saturés de raison sociale, à mesure qu’ils se fixent, s’arrêtent et se convertissent en instinct ; et deviennent plus forts et plus inintelligibles.
Ils deviennent plus forts, par la puissance, d’abord, de l’habitude et de l’hérédité, par la force, ensuite, de leur inintelligibilité même. Ce sont des idées vagues qui gouvernent le monde en raison même de leur vague et de l’impossibilité ou de la difficulté de les analyser et de les affaiblir par l’analyse. L’homme n’est bien convaincu que des choses auxquelles il croit sans savoir pourquoi. Et c’est ainsi qu’il croit longtemps, très longtemps, aux préjugés que la société a faits et qui l’ont faite, elle les créant pour ses besoins, ses besoins même les créant pour elle.
Mais, en même temps qu’ils deviennent plus forts, ils deviennent plus inintelligibles, les raisons s’éloignant dans le passé pour lesquelles ils étaient adoptés et qui faisaient qu’ils étaient compris. Alors la raison intervient qui les démontre faux ou qui les démontre non prouvés, parce qu’elle n’en voit plus les raisons d’être.
Quelle raison ? Non plus la raison sociale et socialisante, qui n’est plus là, qui s’est enkystée dans l’instinct ; mais la raison proprement dite, la raison abstraite, la raison raisonnante, qui cherche non la vérité sociale, mais la vérité en soi. Quelle raison ? La raison de l’être primitif, affiné du reste par l’instruction et l’hérédité, mais la raison de l’être primitif, individuel, qui peut faire et qui doit faire, tout naturellement, quand il recherche le fond des choses, abstraction de la société, abstraction de l’accident social.
Si nous étions nés en société, comme je crois que quelques-uns le croient, nous n’aurions pas d’autre raison que la raison sociale et il n’y aurait pas plus d’anarchistes et d’antipatriotes chez nous que chez les fourmis.
Si nous avions pu vivre à l’état individuel ou familial il n’y aurait pas chez nous de raison sociale, il n’y aurait chez nous que de la raison raisonnante, peut-être peu affinée, mais allant tout droit au vrai en soi sans s’inquiéter d’un vrai ajusté à des conditions spéciales.
Mais parce que nous sommes à la fois des animaux qui ne sont pas nés nécessairement pour la société et des animaux qui n’ont pas trouvé le moyen de vivre autrement qu’en société — la voilà, notre double nature — nous sommes à la fois sous la tyrannie de la raison socialisante et sous la domination de la raison abstraite ; sous la domination de la raison abstraite qui considère comme irrationnels les produits de la raison socialisante et sous la tyrannie de la raison socialisante qui considère comme destructrices toutes les conceptions de la raison abstraite ; et nous sommes victimes des combats en nous de ces deux raisons représentatives de nos deux natures.
A mesure que la société devient plus sûre, plus assise, et qu’elle craint moins la guerre, car tout est là, la guerre étrangère ou la guerre intérieure, l’homme s’éloigne de ses préjugés, de tous ses préjugés et s’étonne de les avoir eus, s’étonne que des êtres de son espèce aient pu les avoir.
et il revient à sa nature primitive.
Quelqu’un a dit — c’est peut-être moi — que la Révolution française a été un retour à l’animalité. C’est une erreur : la Révolution française a été un retour, inspiré par Rousseau et caressé d’avance par lui, à l’humanité primitive, une gageure faite pour se passer de tout ce qui avait été le résultat nécessaire, la condition nécessaire et le soutien nécessaire de l’institution sociale.
Elle a été une sorte de moyenne prise entre ces deux solutions de Rousseau, s’interrogeant lui-même sur ce qu’il y aurait de pratique à faire en partant de ses propres théories : « Quoi donc ? Faut-il détruire les cités, anéantir le tien et le mien et retourner vivre dans les forêts avec les ours ? Conséquence à la manière de mes adversaires que j’aime autant prévenir que de leur laisser la honte de la tirer. — (1o) O vous, à qui la voix céleste ne s’est point fait entendre et qui ne reconnaissez pour votre espèce d’autre destination que d’achever en paix cette courte vie ; vous qui pouvez laisser au milieu des villes vos funestes acquisitions, vos esprits inquiets, vos cœurs corrompus et vos désirs effrénés, reprenez, puisqu’il dépend de vous, votre antique et première innocence ; allez dans les bois perdre la vue et la mémoire des crimes de vos contemporains et ne craignez pas d’avilir votre espèce en renonçant à ses lumières pour renoncer à ses vices. — (2o) Quant aux hommes semblables à moi dont les passions ont détruit pour toujours l’originelle simplicité, qui ne peuvent plus se nourrir d’herbes et de glands, ni se passer de lois et de chefs…, ceux qui sont convaincus que la voix divine appela tout le genre humain aux lumières et aux bonheurs des célestes intelligences, tous ceux-là tâcheront, par l’exercice des vertus qu’ils s’obligent à pratiquer en apprenant à les connaître, de mériter le prix éternel qu’ils en doivent attendre ; ils respecteront les sacrés liens des sociétés dont ils sont les membres ; ils aimeront leurs semblables et les serviront de tout leur pouvoir ; ils obéiront scrupuleusement aux lois et aux hommes qui en sont les auteurs et les ministres ; ils honoreront surtout les bons et sages princes qui sauront prévenir, guérir ou pallier cette foule de maux toujours prêts à nous accabler ; ils animeront le zèle de ces dignes chefs, en leur montrant, sans crainte et sans flatterie, la grandeur de leur tâche et la rigueur de leur devoir ; mais ils n’en mépriseront pas moins une constitution qui ne peut se maintenir qu’à l’aide de tant de gens respectables qu’on désire plus souvent qu’on ne les obtient et de laquelle, malgré tous leurs soins, naissent toujours plus de calamités réelles que d’avantages apparents. »
Résumé : que les innocents et les purs fuient la société et reviennent à la vie sauvage, c’est-à-dire à la vie individuelle. Que les corrompus et les religieux restent dans la société en la servant, en la méprisant, en n’en attendant rien de bon.
Or, prenant une moyenne entre ces deux solutions, la Révolution a maintenu la société en y introduisant le plus de vie individuelle possible, en détruisant le plus de hiérarchie possible, en supprimant le plus possible l’homme corrompu et l’homme religieux, en rapprochant le plus possible la société de l’insociété, et c’est cette régression, gauche du reste et à pas d’aveugle, vers l’état primitif, qui sera au fond de toutes les révolutions plébéiennes dirigées par la raison pure se passant de la raison historique.
Quand les préjugés sont ainsi oubliés, méconnus, « méprisés », quand la raison socialisante a perdu ses titres, on ne croit plus, on ne veut plus croire qu’à la raison abstraite et à la science et, ce qui est divertissant et très naturel, la raison abstraite et la science deviennent à leur tour des objets d’admiration irraisonnée et ignorante, des divinités et, en un mot, des préjugés.
De même qu’à la fin de la vie naît une dernière illusion, consolante encore, qui est de croire que tout ce qu’on a aimé est illusion, de même au déclin des sociétés s’élèvent deux préjugés, la raison et la science, qui ont comme pour mission de détruire et pulvériser tous les préjugés anciens.
A telle époque l’ignorant le plus ignorant est persuadé, aussi fort que l’était le sauvage ancestral de la vertu de son fétiche, que la raison, non seulement expliquera tout, mais a tout expliqué et que la science fait du bonheur. Nietzsche a bien exprimé cela. Il est arrivé un moment où « la connaissance, la recherche du vrai, l’aspiration au vrai prirent place enfin comme un besoin au milieu des autres besoins. Depuis lors, non plus seulement la conviction et la foi, mais encore l’examen, la négation, la méfiance, la contradiction, tout cela ensemble devint une puissance… La connaissance devint un morceau de la vie même et, en tant que vie, une puissance toujours grandissante. »
Toujours grandissante, jusque-là qu’elle dissout tout ce qui n’est pas elle, ou plutôt tout ce qui fut elle et qu’elle ne reconnaît plus, parce qu’il est ancien et qu’il est sorti d’elle dans des conditions autres que les conditions présentes. Elle dissout tout ce qui est sorti d’elle, alors qu’elle était en contact avec les réalités contraignantes et inéluctables et qu’elle ne reconnaît pas parce qu’elle est plus loin de ces réalités, qui du reste existent toujours et de temps en temps se rapprochent. Elle est comme un Saturne qui pulvériserait ses enfants, mais surtout ceux qui, étant presque aussi vieux que lui, seraient méconnus par l’œil de leur père.
Elle dissout tout ce qu’elle croit qui n’est plus elle et du reste elle ne crée plus rien, je veux dire rien qui, comme les anciens préjugés, soutienne les sociétés et leur donne la cohésion et la force. Elle apprend à tout désapprendre et n’enseigne rien. Elle est comme un Saturne qui dévorerait ses enfants mais qui n’aurait pas l’excuse d’être encore fécond.
Salut au dernier préjugé, exterminateur de tous les autres ! Il se peut que lui aussi soit utile ; il se peut que lui aussi soit nécessaire, il se peut qu’il soit dans le plan. Proudhon a entrevu cela : « Je conçois que l’humanité, soumise aux conditions d’infertilité du sol… [c’est là, ce me semble, qu’il s’égare] finisse pour ainsi dire volontairement, non dans la décrépitude, mais au contraire dans la haute spiritualité. Arrivé à la perfection, l’homme doit finir. Parvenu au plus haut degré de conscience, d’intelligence, de dignité, devenu Dieu, l’homme doit se mettre à l’unisson de la nécessité et léguer son âme à un monde plus jeune. »
Ce n’est pas tout à fait cela ; mais il y a quelque chose. Ce n’est pas par haute spiritualité que les sociétés périssent ; c’est par raison pure, ce qui n’est pas exactement la même chose, c’est par raison désocialisante, succédant, de loin, à la raison socialisatrice. Cela sans doute est dans l’ordre. Supposons, une fois de plus, le Grand Trompeur de Schopenhauer. Il nous donne, pour que nous vivions en société, toutes les illusions qui sont nécessaires pour cet objet ; mais il nous donne aussi quelque chose qui, très faible au commencement, croîtra peu à peu, qui est capable de détruire toutes ces illusions et qui, à un moment donné, arrivera en effet à les détruire.
Pourquoi ? Pour que nous mourions. Il a voulu notre mort autant que notre vie et il a pourvu à l’une avec autant de sollicitude qu’à l’autre. Il nous a donné les forces de vie et une force meurtrière. Il a voulu notre existence et aussi notre suicide. Minutieusement il nous a garnis de tous les viatiques et aussi d’un poison et il a tracé la courbe selon laquelle, par tous les viatiques, nous croîtrions et nous élèverions vers la puissance et la grandeur ; et, par l’effet du poison lent, nous éliminerions peu à peu tous les viatiques et tomberions dans la dissolution définitive. Il a voulu que les raisons de vivre eussent leur temps et la raison de mourir la sienne.
Pourquoi ? Pour s’amuser ? Peut-être ; je n’en sais rien ; car je ne suis pas dans son conseil. Peut-être aussi, et il serait très sage s’il en était ainsi, parce qu’il faut s’en aller quand on a fini son rôle ; parce que chaque peuple a dans son tempérament quelque chose à apprendre et à faire admirer à l’humanité, qu’il l’exprime en effet et le met en lumière ; puis ne pourrait que le répéter plus faiblement ; et qu’il doit se résigner à ce qu’un autre s’avance au proscenium. — Du moins la représentation semble ainsi réglée et, si elle l’est ainsi, il faut bien que quelque chose, interprète sans doute de quelqu’un, dise au vieux comédien : « Solve senescentem… »
Devant les nations qui meurent, comme devant les hommes qui se sentent mourir, la Nature se dresse et dit de sa voix sévère : « Trêve de larmes, vieux sépulcre, et assez de gémissements, et cède la place à d’autres plus dignes ou simplement plus jeunes. Combien d’autres t’ont précédée qui valaient mieux que toi ou tout autant et qui sont mortes parce qu’elles avaient en elles ce précieux principe de mort qui permet au monde de ne pas voir toujours les mêmes visages. La vie n’est donnée à personne en propriété, chacun n’en a que l’usufruit. »
« Tu te révolterais contre la mort, toi dont la vie à cette heure même n’est qu’une mort anticipée, toi qui dors tout éveillée et dont l’esprit est tout hanté de visions et de cauchemars ? Sors de ce monde comme tu y es entrée. Le même passage que tu fis de la mort à la vie sans passion et sans frayeur, refais-le de la vie à la mort. Ta mort est une des pièces de l’ordre de l’univers ; c’est une pièce de la vie du monde. Fais place aux autres comme d’autres te l’ont faite. C’est justice, puisque c’est égalité. L’égalité est la première pièce de l’équité.
« Tu avais des principes de vie autant qu’une autre, plus que plusieurs autres ; tu avais un principe de mort comme toutes. Il y a des privilégiés, ce sont ceux qui vivent plus longtemps que d’autres, parce qu’ils ont des principes de vie plus actifs et plus persistants, peut-être parce qu’ils les ménagent et les respectent plus et plus longtemps que d’autres. Mais il n’y a personne qui ait le privilège de l’éternité.
« Tu es partie d’un rien, d’un état très faible, languissant et précaire. Tu t’es élevée peu à peu par le sentiment de volonté de puissance collective, par le sentiment de hiérarchie, par le sentiment de discipline. Tu as été très forte et en admiration aux yeux du monde ; tu as eu un énergique amour de la vie collective sous forme d’absolu mépris de la vie individuelle ; tu t’es fait une aristocratie fière, puissante et intelligente qui a été gardienne des traditions, c’est-à-dire des procédés éprouvés de vivre et de vaincre ; tu t’es fait une religion, ou tu as pénétré de ton esprit et de ton âme la religion qu’on t’avait apportée et tu y as trouvé de nouvelles raisons de te maintenir saine et forte ; tu t’es fait un art selon ton esprit et selon ton cœur pour te reposer aux moments de trêves, sans te douter que tu te créais ainsi de nouvelles raisons de te reconnaître, de prendre conscience de toi dans toute ta suite, de t’admirer, de t’aimer, de te préférer à d’autres et, par conséquent, que tu créais pour toi une nouvelle force de vie ; mais tu t’en es bien aperçue plus tard et ton patriotisme s’est fait, plus fort et plus profond, de l’histoire de ta pensée autant que de l’histoire de tes gestes.
« Tout cela a disparu ou a décliné, comme les forces d’un homme sur qui l’âge a appesanti sa main. Tout cela a disparu ou a décliné, parce que tu n’y as plus tenu, parce que tu n’y as plus attaché d’importance, parce que tout cela t’a ennuyé ; parce que tu as dit comme cet empereur : « Omnia fui, nil expedit » ; et si tu as dit cela, c’est que déclinaient en toi, se développaient chez d’autres, les ferments de vie qui ne sont déposés, par moi, chez chacun, que pour un temps ; et il n’y a rien là qui doive te contrister, puisque c’est la loi commune à laquelle tu cèdes aujourd’hui, à qui d’autres ont cédé jadis, à qui ceux qui, avec une très grande satisfaction, te regardent disparaître, céderont demain.
« Tu vas maintenant revenir plus ou moins lentement au point de départ. Ce qui fait les peuples, c’est-à-dire l’abnégation de l’individu, s’étant retiré de toi, tu redeviendras, simplement, un certain nombre d’individus.
« Ces individus, comme ceux qui vivaient avant l’invention des sociétés, ne se connaîtront plus les uns les autres et n’auront aucun désir de se servir les uns les autres, de s’enchaîner par des services réciproques et de vivre de cette vie, singulière à la vérité, qui consiste à se sentir exister beaucoup plus dans la personne des autres que dans la sienne.
« Ils seront une manière de poussière dispersée et fuyante, comme ont été les plus anciens de leurs premiers ancêtres ; car souviens-toi que tu as été poussière, que tu as cessé d’être poussière et que tu retourneras en poussière.
« Des peuplades étrangères viendront, de tous les points de l’horizon, et s’empareront de leur sol, comme il est juste ; car ce qui est constitué en nation s’installe où il se trouve le mieux pour se développer et s’accroître ; et, eux, ils ne s’en apercevront pas très distinctement, puisque chacun ne tiendra qu’à vivre sa vie personnelle, avec un certain étonnement que d’autres tiennent à vivre d’une vie collective.
« Toi, tu auras disparu : la mort est une dispersion. Il ne restera de toi qu’un nom, glorieux du reste et dont s’entretiendront longtemps les hommes, peut-être une langue qu’ils épèleront pendant des siècles avec vénération, avec ennui et avec quelque profit intellectuel. Tes membres se fondront peu à peu dans le complexus physiologique des peuples qui habiteront où tu as si longtemps habité, comme les restes d’un homme se fondent et se disséminent dans le suc des plantes et par les plantes dans les animaux et par les animaux dans les hommes.
« Mais toi-même n’existeras plus, tout de même que n’existe plus le chêne séculaire chez qui la sève a fini par se tarir et qui n’est plus que poudre blanche que la terre attire à soi et élabore pour la production de nouveaux êtres. Peut-être même, car moi-même ne connais pas tous les secrets ; peut-être même tous les peuples, sans qu’il en reste un, finiront-ils comme tu fais en ce moment, par perdre l’instinct social, et je crois bien, en effet, que l’instinct social n’est qu’un accident, un peu long pour des yeux humains, mais un accident insignifiant au regard de l’Éternel, de la vie de certains êtres ; et alors l’humanité reprendra sa forme primitive qu’il est parfaitement possible qu’elle ait eu tort de quitter. Et alors tous les peuples du monde, un peu plus tôt un peu plus tard, seront arrivés au même point, ne seront plus même des souvenirs et seront confondus dans le néant, ce que tu peux prendre pour une considérable consolation. »
Voylà les bons advertissements de nostre mère Nature.
| Chapitre I. — L’animal social | |
| Chapitre II. — L’amour de la vie | |
| Chapitre III. — Le libre arbitre | |
| Chapitre IV. — La morale | |
| Chapitre V. — Les religions | |
| Chapitre VI. — La vie future | |
| Chapitre VII. — La Némésis | |
| Chapitre VIII. — La réversibilité des fautes | |
| Chapitre IX. — Le culte de la force | |
| Chapitre X. — L’aristocratie | |
| Chapitre XI. — Le mariage | |
| Chapitre XII. — La propriété | |
| Chapitre XIII. — Le Ama nescire | |
| Chapitre XIV. — Luttes et transformations | |
| Chapitre XV. — Les préjugés nécessaires | 
Poitiers. — Société Française d’Imprimerie